« Une vie chinoise » à Blois

Les lauréats 2010 du prix Cheverny de la BD historique, le dessinateur chinois Li Kunwu et le scénariste français Philippe Ôtier, étaient à l’honneur des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois avec une série d’événements centrés sur l’album « Une vie chinoise ».

L’exposition

Un accrochage a d’abord été réalisé à l’espace 41, puis inauguré le samedi 15 octobre à 11h15 en compagnie d’un public nombreux et des deux auteurs, entraînés par le commissaire Patrick Gaumer, spécialiste reconnu de la BD internationale (cf. les pages consacrées à l’Asie dans son « Dictionnaire de la BD » publié chez Larousse). Il était accompagné de deux complices de BD Boum, Bruno Genini et Bruno Goujon, qui ont pris en charge la scénographie et déployé une mise en scène au dynamisme très théâtral et chargé de références à l’œuvre et à son environnement. On pouvait ainsi suivre, à travers une série d’originaux, l’évolution des 3 tomes d’« Une vie chinoise ». Le public a notamment pu découvrir la vie de Xioa Li, né au temps du « Grand bond en avant » et adolescent actif pendant la Révolution culturelle (sujet du tome 1), soldat à la mort de Mao, puis dessinateur dans plusieurs grands quotidiens régionaux, notamment au « Yunan Ribao » (tome 2) et enfin, témoin de l’ouverture du pays voulue par Deng Xiaoping puis du décollage chinois qui en a fait déjà la seconde puissance économique mondiale.

L’atelier BD

Au demeurant, le public avait été préparé à cette découverte par un atelier qui avait été animé la veille de 16h à 17h par Joël Dubos et Cristhine Lecureux dans une salle du Conseil Général.

Joël Dubos a commencé par se livrer à un travail d’analyse de l’ouvrage. Partant d’une réflexion méthodologique sur la nature de l’œuvre, il conclue sur le genre hybride et riche de cette autobiographique, à la fois biographie d’homologation présentant la trajectoire d’un individu exprimant l’essence d’une époque et d’une société, biographie d’exemplarité, appuyée sur un témoin privilégié, et biographie de représentation, le personnage étant représentatif de tout un peuple. En ce sens, la vie de Xiao Li, le personnage de la BD, c’est-à-dire en fait le dessinateur Li Kunwu lui-même, représente un guide extraordinaire pour partir à la découverte de la Chine contemporaine, et comprendre à la fois l’histoire récente de l’époque de Mao, puis les conditions de l’essor économique actuel, le tout à travers le regard d’un homme que rien ne semblait destiné à ce rôle. Dans un second temps, Joël Dubos a résumé les étapes de la vie de Li Kunwu. Ce dernier, interrogé par Christine Lecureux sur son ressenti face à cette analyse, exprima son émotion devant la reconstitution de sa vie à partir de la BD. Insistant sur la difficulté à retrouver des faits personnels parfois enfouis profondément, il a évoqué l’énorme documentation, notamment à base de revues de presse, à laquelle il a adossé son travail de mémoire.

Troisième temps fort de la séance, la question de la collaboration des deux auteurs a été lancée par une citation de Philippe Ôtier : « Je ne suis pas Lao Li mais je dois penser comme lui. Je ne suis pas Chinois non plus, mais je dois penser que je le suis ». Le scénariste a insisté sur la nature du projet initial qui consistait, dans son esprit, à réaliser une œuvre destinée à présenter les réalités des transformations vécues par les Chinois depuis un demi-siècle : quand l’idée lui fut présentée, Li Kunwu a d’abord rétorqué qu’il n’était « qu’un Chinois parmi tant d’autres » (Tome III, pages 2 et 271). Ce à quoi Philippe Ôtier a pu répondre que c’était à travers un quidam « que les lecteurs étrangers parviendront à comprendre la Chine ». A l’origine du projet, ce dernier, français installé en Chine, a rappelé que tout l’enjeu des séances de travail suivantes a ensuite consisté à respecter le contrat de départ, afin de produire un récit respectueux du point de vue indigène, mais capable de résister à la scrutation critique du lecteur européen, évitant le double écueil de la langue de bois et des clichés, contre la propagande communiste chinoise autant que le politiquement correct occidental.L’analyse stylistique réalisée par Joël Dubos a par ailleurs montré la diversité des moyens employés par Li Kunwu, parfait représentant d’un artiste intégré dans la mondialisation. Oscillant entre un trait venu de la caricature, expressionniste et violent, jouant des plans serrés, des aplats de noirs, ne reculant pas devant le traitement naturaliste, le dessinateur a su adapter sa manière au propos du scénariste. Au fil des tomes, la tessiture évolue : le trait gras, aux éclaboussures de noir, tout en contrastes violents, se fait ensuite plus fin, gagnant en souplesse et en clarté, comme la situation économique du peuple chinois. Li Kunwu, dans cette œuvre de longue haleine (3 tomes et 726 pages) a su éviter la monotonie par une extrême capacité de variations.

Se livrant au jeu des influences, Joël Dubos a distingué trois grands types de références :

-         la tradition asiatique, reconnaissable par exemple au recours à la perspective chinoise, à la composition intégrant des premiers plans ombrés, aux allusions au théâtre d’ombre et de marionnettes, aux citations calligraphiques.

-         l’école du réalisme socialiste, qui ressurgit au détour d’une planche, dans le portrait d’un leader, l’évocation du travail des champs, ou le traitement épique des ouvriers.

-         les influences étrangères, japonaises du manga (exagérations, simplifications des décors), américaines à travers les maîtres du noir et blanc (Milton Caniff ou Will Eisner) et européennes (effets de cadrage et de travelling, découpage dynamique, introduction déambulatoire), etc.

Venu de la ligne claire et de la BD de propagande, l’auteur a su, à l’occasion de ce travail, renouveler son style. Interrogé sur cette évolution, et sur la maîtrise des ressources les plus récentes de la BD contemporaine, particulièrement dans sa déclinaison franco-belge, dont il a fait preuve, le dessinateur a expliqué qu’il avait longtemps été totalement ignorant du travail de ses confrères étrangers. C’est essentiellement à travers la bibliothèque de son ami Philippe Ôtier, qu’il s’est ouvert aux influences étrangères, absorbant 50 ans d’évolution du médium en quelques mois, et trouvant ainsi l’occasion d’un aggiornamento artistique d’une portée exceptionnelle. Audace des cadrages et des angles de vue, sens des montages rythmés, variation des styles, sens du raccourci, autant d’éléments empruntés au registre étranger que l’auteur a parfaitement su mettre au service de l’autobiographie réalisée avec Philippe Ôtier.Joël Dubos a également relevé une particularité du dessinateur : la mise en valeur des mains -notamment dans des cases fortes, par des jeux de cadrages et de déformations, comme une métonymie de l’activité humaine et de l’artiste lui-même- ainsi que l’omniprésence de la nourriture, fil rouge de l’œuvre et mise en abyme des enjeux de l’évolution sociale et économique d’un pays passé de la famine des années 1960 à l’abondance du XXIe siècle.

Une série de thèmes furent ensuite abordée, comme autant de pistes d’exploitation : la BD permet ainsi d’aborder diverses questions dans une liste non limitative, comme la transformation de la condition féminine, la question de la propagande, la place de la hiérarchie dans la société chinoise, la persistance d’une Chine atemporelle, les relations familiales. La dernière partie de l’atelier a été consacrée à l’évolution de la Chine. D’abord selon le point de vue sino-chinois, porté par Li Kunwu qui eut à cœur de montrer à quel point il se sentait à un carrefour, entre un passé qu’il regarde filer à pleine vitesse non sans nostalgie, et un avenir qui ne laisse pas d’interroger. De son côté, représentant un point de vue mixte, franco-chinois en quelque sorte, Philippe Ôtier a pu évoquer son  expérience à Wuhan, la ville dans laquelle il vit, exemple type de ces métropoles chinoises en rapides transformations.

Conclusion

Au final, l’accueil réservé à « Une vie chinoise » révèle combien cette œuvre riche à la dimension exceptionnelle, à la fois artistique, historique, sociologique et géopolitique, témoigne du dynamisme neuf du manhua, à l’heure d’une internationalisation de plus en plus poussée, le prochain enjeu consistant à mieux faire connaître la jeune production chinoise dont l’intérêt s’est imposé avec force à Blois.

Joël DUBOS

 « Une vie chinoise » T1 à 3 parLi Kunwu & Philippe Ôtier

Éditions Kana (59,85 euros)

 

Les illustrations présentées sont reproduites avec l’aimable autorisation des auteurs

Galerie

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