Interview de Neil Gaiman

Pour fêter dignement la nouvelle version de votre site préféré, je vous propose rien de moins qu’une interview inédite de Neil Gaiman ! Une interview entièrement consacrée à son œuvre phare : « Sandman ».

Le 24 mars 2007, lors du Salon du Livre de Paris, les excellentes éditions Au Diable Vauvert m’avaient chaleureusement convié à rencontrer Neil Gaiman pour une interview concomitante à leur édition de « Violent Cases ». Un problème technique m’avait jusqu’alors empêché de l’exploiter, mais celui-ci étant enfin résolu, je peux extirper cet entretien du néant, du silence contraint… Presque cinq ans se sont écoulés depuis cette interview, mais celle-ci n’a rien perdu de son intérêt. En effet, j’avais eu à cœur de questionner Gaiman sur « Sandman », précisément, exclusivement, en dehors de toute actualité, ce qui la rend intemporelle. Et puis cette interview prend un nouveau relief avec ce temps passé… Car à l’heure où Dargaud reprend DC Comics – et donc Vertigo – en mains, il est intéressant de voir combien l’édition des comics en France reste contrastée. Vous le constaterez par vous-même : en 2007, Neil Gaiman restait blessé et interdit devant le peu de volonté des éditeurs français de publier « Sandman » dans son intégralité, contrairement à d’autres pays européens. La nerveuse incompréhension de Gaiman en 2007 reste malheureusement d’actualité en 2011… Il semblerait pourtant que Dargaud ait pris comme engagement que « Sandman » soit édité dans sa totalité… Ouf ! Aurons-nous enfin, nous autres Français si cultivés et à l’avant-garde de tout (sic), le plaisir légitime de lire ce chef-d’œuvre intégralement ? Je l’espère, car le cas « Sandman » reste l’un des plus gros scandales de l’histoire contemporaine de l’édition BD en France. Incompréhensible. À donner envie de ne plus croire en rien… Alors haut les cœurs, les amis, et espérons qu’avec Urban Comics les choses reviennent à leur place, une place qu’elles n’auraient jamais dû quitter… Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de vous dire que votre serviteur a tout de même réussi à faire une interview de Gaiman où il est notamment question de chats, de Métal Hurlant, de Tarzan et de Gotlib : qui dit mieux ?

J’ai tenu à ce que l’iconographie de cette interview soit plus intéressante qu’une simple reprise de planches ou de dessins issus de « Sandman ». À part la planche de la « Rubrique-à-Brac » de Gotlib, l’ensemble des images que vous pourrez admirer sont toutes de la main même de Neil Gaiman. Croquis, recherches, découpages, scripts, dessins : c’est au cœur des visions personnelles du grand scénariste que je vous invite, afin d’approcher au plus près la création de « Sandman »…

Cecil McKinley : Bonjour, cher Neil Gaiman… C’est vraiment un très grand bonheur que de pouvoir vous rencontrer et vous interviewer, car vous êtes réellement l’un des très grands auteurs de comics contemporains, et j’ai une profonde admiration – voire, je l’avoue, une grande affection – pour votre travail.

Neil Gaiman : Oh, merci beaucoup ! Enchanté de vous rencontrer.

McK : Je dois aussi vous avouer que mon chat est littéralement fan de vous : il a lu tous vos albums ! Avec une petite préférence bien sûr pour l’épisode 18 de « Sandman »…

Gaiman : Ah oui ? C’est cool ! Écoutez, vous transmettrez mes sincères amitiés à votre chat, vraiment…

McK : Je n’y manquerai pas, merci. Neil, aujourd’hui j’aimerais revenir avec vous sur « Sandman ». Je sais bien que depuis 1989 vous avez dû répondre à beaucoup de questions, souvent les mêmes, et que vous devez peut-être être las d’en parler…

Gaiman : Non non, pas du tout, vous savez… J’aime « Sandman ». Je ne me lasserai jamais d’en parler.

McK : En ce cas, j’aimerais que nous abordions cette œuvre en revenant sur quelques fondamentaux, et que vous me fassiez part de votre ressenti profond par rapport à cette création.

Gaiman : Pas de problèmes, allons-y, je vous écoute !

McK : En introduction, pourriez-vous me parler de cet évènement fondateur pour votre carrière, à savoir cette boîte remplie de comics que vous avait donnée votre oncle quand vous étiez enfant ? Sans cette boîte, votre destin aurait peut-être été tout autre, finalement…

Gaiman : Je pense que – sans elle – je ne serais pas celui que je suis aujourd’hui. Pas seulement à cause des histoires et des personnages de comics que j’y ai découverts (comme les Inhumains, l’Anti-Matter Man, ou la Justice League et la Justice Society), mais aussi à cause des annonces et du courrier des lecteurs qui étaient insérés dans les pages. C’était comme si tout ça venait d’un autre monde… d’un endroit totalement aux antipodes de la petite ville d’Angleterre où je vivais. C’était… C’était comme si je recevais des cartes postales du pays d’Oz !

McK : Est-ce bien la rencontre entre vos lectures de littérature fantastique classique et celles de ces comics américains qui a « initialisé » votre univers artistique ?

Gaiman : Je ne faisais pas de différence, vous savez… Si je rencontrais le puissant Thor de Marvel, il fallait systématiquement que je me renseigne sur l’histoire des dieux nordiques. Parce que je voulais mieux comprendre. De là, je me renseignais ensuite sur les dieux égyptiens, parce que finalement eux aussi m’intéressaient. Je me rappelle qu’au collège, quand j’étais môme, mes professeurs me déconseillaient la lecture des comics. Je leur disais « Mais pourquoi ? », et ils me répondaient « Parce que si tu lis des comics, tu ne liras jamais de vrais livres. » Je rétorquais « Mais comment pouvez-vous me dire ça, alors que je suis le seul, dans cette école, à avoir déjà lu quasiment tous les livres de la bibliothèque ? C’est absurde ! » Cette remarque m’a rempli d’aigreur à l’égard des enseignants… et elle n’a fait que renforcer ma foi dans le pouvoir des comics.

McK : Venons-en à « Sandman »… À l’origine, vous vouliez revisiter le personnage créé par Joe Simon et Jack Kirby. Et puis vous en avez fait carrément autre chose. Quelle a été votre intention première dans cette démarche créatrice, le premier concept qui vous soit venu à l’esprit ?

Gaiman : Je travaillais sur « Black Orchid » à ce moment-là. J’étais en train d’écrire une séquence onirique, et tout à coup j’ai pensé « Et si j’y mettais le Sandman de Kirby et Simon ? Celui des années 70. Voilà qui serait intéressant… » Seulement, plus je creusais l’idée, plus je me disais « Oui, mais si je fais ça, ce serait bien qu’on se dise que Sandman n’était un super-héros que dans les rêves de Jed Walker, dans ce seul endroit où il apparaissait, mais qu’on puisse néanmoins le percevoir autrement. » J’ai fait part de cette idée à Karen Berger et, quelques mois plus tard, elle m’a téléphoné : « Ça te dirait de faire ce « Sandman » ? Pas celui de Joe Simon, hein… Le tien ! »

McK : Vous envisagiez alors ce projet sous la forme d’un one-shot, ou vous pensiez déjà en faire une grande saga en dix volumes ?

Gaiman : Je n’aurais jamais pu imaginer que cela deviendrait une telle saga. Vous savez, chez DC, dans les années 70, un comic qui ne se vendait pas était annulé au bout de 3 numéros. En 1988, on le laissait courir sur 12 épisodes, soit sur un an. Il était donc fréquent de voir des comics ne marchant pas très bien (comme « Amazing Man » ou « Screamer », par exemple) s’arrêter au numéro 12. Par ailleurs, à cette époque-là, accueil critique et échec commercial allaient vraiment de pair. Persuadé que « Sandman » serait un succès critique mineur et un désastre commercial majeur, je n’avais planifié que 8 épisodes, me disant qu’au numéro 8 on m’appellerait pour me dire que ça ne se vendait pas, et que je n’avais donc plus que 4 épisodes à faire pour terminer mon story-arc. Voilà exactement comment j’envisageais la chose. Or, au numéro 8, « Sandman » affichait un record de ventes encore jamais atteint, même par des comics qui marchaient très bien. Au #3, il avait déjà atteint les 40 000 exemplaires que faisait « Swamp Thing » ou « Hellblazer », au #4 il avait atteint les 45 000, au #5 les 48 000, au #6 les 50 000, au #7 les 52 000, et au #8 les 60 000 exemplaires ! Là, je me suis dit : « À ce stade, non seulement on ne va pas m’évincer, mais en plus je vais être complètement libre de pouvoir raconter mon histoire ! » J’étais cependant encore à mille lieues de penser que celle-ci ferait un jour l’objet de 10 beaux TPB… On vivait encore dans un monde où, si l’on voulait lire un ancien comic, il fallait aller de boutique en boutique pour fouiller dans tous les bacs dans l’infime espoir de pouvoir le trouver. Les comics étaient, par définition, éphémères, jetables. Non destinés à être rassemblés et publiés sous forme de recueil. Vous imaginez donc ma surprise ! Quand DC a appris que le magazine Rolling Stone mentionnait « Sandman » dans ses incontournables, ils ont de suite décidé d’éditer « Doll’s House » avant même d’avoir fait « Preludes and Nocturnes » ! Le dernier épisode est donc sorti quasiment en même temps que le TPB. Après ça, peu à peu, le principe des recueils de comics, les TPB, est entré dans les mœurs… Si l’on m’avait dit à l’époque que, 20 ans après, tous mes « Sandman » seraient encore publiés, je ne l’aurais jamais cru.

McK : Euh, « tous » ? Pas en France, en tout cas !

Gaiman : Non, pas en France. Mais les Français sont très en retard dans le domaine des comics.

McK : Oui… c’est assez scandaleux…

Gaiman : Lorsque « Season of Mists » a remporté le prix du meilleur scénario au festival d’Angoulême en 2004, je me suis dit « Les Français viennent enfin de combler 20 ans de vide culturel. » Mais après cela, quand j’ai discuté avec des Français, ils m’ont dit « Cette BD pour adultes est vraiment très très bien écrite. Le seul problème, c’est ce changement de dessinateurs. En France, on aime quand il n’y a qu’un seul et même artiste. » J’ai répondu « Pourquoi ? Le propos n’est-il pas là pour autant ? Ces artistes collent pourtant tous parfaitement à l’histoire ! » C’est une chose qui me dépasse… En France, je suis immensément reconnu en tant que romancier et auteur pour enfants, mes comics m’ont valu moult prix prestigieux de par le monde, et malgré ça, non seulement « Sandman » n’y est pas publié intégralement, mais « Death » ne l’est plus depuis des années. C’est tellement bizarre… En tout cas, j’apprécie que les éditions Au Diable Vauvert aient réédité mon « Violent Cases ». Je me dis que, si tout va bien, « Signal to Noise » le sera peut-être aussi.

McK : J’ai entendu dire qu’Au Diable Vauvert comptait le publier en français. Ce serait génial. J’ai la chance d’avoir l’édition originale, et je pense que c’est vraiment l’une de vos plus belles œuvres.

Gaiman : Merci. C’est tout de même étrange que ce soit Au Diable Vauvert – qui n’est pas un éditeur de comics – qui fasse cette démarche. Mais comme cet éditeur publie mes romans en France et qu’ils se vendent très, il a dû se dire que ce serait bien d’éditer aussi mes graphic novels épuisés ou inédits…

McK : C’est un grand « petit éditeur », comme Le Téméraire qui a été le tout premier à publier « Sandman » et « Death » en France. De ceux qui savent prendre des risques.

Gaiman : Ce qui me perturbe encore plus avec la France, c’est que, tout jeune, je voyais ce pays comme un modèle. Ce vers quoi il fallait tendre. Pour moi, vous, les Français, vous étiez les meilleurs. Je peux même presque dire que, d’une certaine manière, l’idée de « Sandman » m’est venue à l’âge de 14 ans, lors d’un séjour en France dans le cadre d’un échange scolaire de 8 ou 15 jours. J’avais acheté un exemplaire de Métal Hurlant (juste un, car mon porte-monnaie était plutôt maigre). Ce devait être le n°3 ou le n°4, je ne sais plus très bien. Mon français était très mauvais. J’ai lu « Le Major Gruber » de Mœbius, et sur le coup je n’ai pas compris que c’était absurde. Pour moi, il s’agissait forcément d’une adaptation en images d’un roman du genre Balzac, parce que tout semblait tourner autour de quelque chose. Et ça, c’était devenu le rêve pour moi ! C’était devenu ce vers quoi les bandes dessinées devaient tendre. Je me suis dit : « Ce serait vraiment génial de faire un truc comme ça ! » Je vous laisse imaginer ma déconvenue, lorsque, 15 ans plus tard, j’ai pu en lire la traduction… Plus j’avançais dans ma lecture, plus je me disais « Mais c’est absurde !… Il n’y a aucune intrigue ! » Je n’avais pas compris, et ce fut un vrai déchirement pour moi. La bande dessinée que j’avais bâtie dans ma tête me semblait tellement mieux que celle que Mœbius avait faite !… Enfin, je suis tout de même content d’avoir pu faire ce rêve. Car j’insiste : sans les bandes dessinées françaises, jamais « Sandman » n’aurait existé. Sans cette idée que, en France, il y avait des bandes dessinées pour adultes, des bandes dessinées érudites, et que tout cela ne leur faisait pas peur, je ne pense pas que j’aurais fait des comics. Ça me crève le cœur de voir que dans tous les pays où « Sandman » a été publié, il a très bien marché, et qu’ici, en France, alors que le premier volume avait lui aussi très bien marché, ils ne publient pas la suite sérieusement… Je ne comprends pas.

McK : Oui. Personnellement, je trouve inadmissible et déplorable qu’en France nous n’ayons pas l’intégrale de « Sandman » 10 ans après sa conclusion. Cela m’est d’autant plus insupportable qu’il s’agit là d’un des plus grands comics au monde, l’un des plus beaux de tous les temps… Et je vous jure que je ne dis pas ça parce que je suis devant vous, je le pense sincèrement, et il n’y a pas que moi qui le pense, vous le savez !

Gaiman : Merci ! Quand les Français me disent qu’ils ne comprennent pas l’intervention de plusieurs dessinateurs, j’ai tendance à penser : « Curieux… Les Polonais comprennent, les Allemands comprennent, les Grecs comprennent, les Japonais comprennent, et… »

McK : … et ces couillons de Français ne comprennent pas !

(Rires)

Gaiman : Non non, je pense qu’ils comprennent très bien ! La preuve en est que de très nombreux Français ont acheté « Sandman » en anglais, et que certains ont même appris l’anglais uniquement pour le lire.

McK : En comptant Dave McKean, il y a eu 36 dessinateurs pour 75 épisodes de « Sandman ». C’est bien ça ?

Gaiman : C’est exact.

McK : En ce qui me concerne, je trouve ça génial, car cela donne à chaque rêve une identité visuelle toute particulière, spécifique. Noire pour l’un, haute en couleurs pour l’autre, ou encore terrifiante ou bien poétique… Une vision différente pour chaque rêve différent… C’était bien votre intention, aussi, non ?

Gaiman : Pour reprendre une expression anglaise : « When life gives you lemons, make lemonade. » [« Faute de grives, on mange des merles. »]… Lorsqu’on a commencé, nous pensions que Sam Kieth serait notre dessinateur attitré. Or, à la fin du 5ème épisode, Sam a renoncé. Il m’a dit « Écoute, je ne suis pas le gars qu’il te faut. Ce que je fais ne colle pas à ton univers. » Mike Dringenberg a alors été désigné pour être notre nouvel artiste. Mais Mike n’aimait pas dessiner selon un calendrier, et à la fin de « Doll’s House », il n’était plus en mesure de faire un épisode par mois. De là, on s’est mis en quête d’artistes intermittents, comme Michael Zulli, Kelley Jones… puis beaucoup d’autres vinrent…

McK : Et pas des moindres !

Gaiman : Pour « Brief Lives », je voulais quelque chose de prosaïque. Or, le problème qu’on rencontrait souvent avec « Sandman », c’était de trouver un dessinateur qui sache dessiner des gens en train de parler ressemblant trait pour trait à des gens en train de parler. Je veux dire… Vous connaissez cette bande dessinée française (je ne me rappelle plus le nom du dessinateur) où l’on voit une parodie du Tarzan de Burne Hogarth en train de se brosser les dents au saut du lit ? Il y a toute la tension de l’anatomie dynamique du Tarzan d’Hogarth, juste pour se brosser les dents, et c’est complètement ridicule, totalement hilarant… Vous voyez ce dont je parle ?

McK : (Rire) Oui, c’est une planche de Gotlib !

Gaiman : Voilà, c’est ça ! Le problème, donc, avec « Sandman », c’est que lorsque je voulais qu’on me dessine quelqu’un en train de se brosser les dents ou deux personnes en train de se parler (de manière dynamique et naturelle), j’obtenais ça : [imitation de Gaiman de ce qu’il obtenait].

(Rires)

Gaiman : J’obtenais quelque chose de rigide, de figé, de tout sauf naturel. Et puis un jour, au Comic-Con de San Diego, quelqu’un m’a montré un croquis de Death que venait de lui faire Jill Thomson. J’ai dit « Wow, c’est vraiment bon, ça. » Je ne connaissais que la Wonder Woman de Jill, et je dois avouer que je n’en pensais pas grand-chose. Mais son dessin de Death, là… vraiment, j’adorais. Quand je l’ai croisée un peu plus tard, je lui ai dit que j’avais vu son dessin de Death complètement nue. Elle en était presque gênée, mais j’ai ajouté : « Mais il me plaît vraiment beaucoup. Ça vous dirait d’illustrer un scénario de « Sandman » ? » « J’adorerais ! », a-t-elle répondu. J’ai dit « Génial ! », et voilà ! Pour « Brief Lives », j’avais toutes ces choses dans ma tête, vous savez. Et quand elle m’a dit plus tard au téléphone ce qu’elle envisageait de dessiner, j’ai dit « C’est bon. On est en plein dedans. » Tout s’est très bien passé avec Jill. Le seul problème, c’est qu’à la fin de ce scénario, elle ne voulait plus partir. Elle aurait voulu dessiner « Sandman » jusqu’à sa conclusion. Ça a été très très dur pour moi de lui rappeler que nous avions signé un accord uniquement pour « Brief Lives ». Oui, ça m’a beaucoup chagriné pour elle… Et puis « The Kindly Ones » est arrivé… Pour celui-là, je voulais un dessin… comment dire… anguleux, extrêmement simple, brut de décoffrage, quoi, avec des ombres et des flammes. Je me suis d’abord adressé à Mike Mignola, mais vu qu’il n’était pas disponible alors pour le faire, je me suis tourné vers Marc Hempel. J’ai personnellement beaucoup aimé son travail, mais les fans, eux, ont détesté : c’était si différent de tout ce qu’ils avaient vu jusqu’à présent ! Vers le milieu, tout de même, ils se sont habitués au style de Marc. « The Kindly Ones » est un graphic novel qui a très bien marché. Je savais aussi que nous aurions Michael Zulli au crayonné pour « The Wake », et que l’on passerait du côté sombre et anguleux à quelque chose de très différent.

McK : J’aimerais maintenant en venir précisément à la famille de Dream, les Éternels, qui ne sont pas des personnages mais des concepts. Des incarnations de concepts. Un jour, vous avez résumé les 2 000 pages de « Sandman » par cette phrase : « Le seigneur des rêves apprend qu’il faut choisir entre changer et mourir, et il fait son choix. » Vous nous dites donc bien que nos valeurs doivent changer, que notre concept même de la vie doit changer s’il veut perdurer…

Gaiman : Oui.

McK : Vous êtes l’un des rares auteurs à avoir abordé ainsi ce sujet dans l’histoire des comics, et avec autant de profondeur… Quelle est votre idée personnelle sur l’évolution de nos concepts ?

Gaiman : Toutes mes idées là-dessus sont dans « Sandman », vous le savez bien. Mais je pense réellement que les gens et les entités, tout doit évoluer. Tout doit changer. Grandir ou rétrécir. Rien, dans l’univers, ne reste identique à son point de départ. C’est Newton. C’est aussi l’un des principes de la thermodynamique : dans un système fermé, les choses évoluent vers une condition d’entropie. Avec « Sandman », je voulais faire quelque chose autour de cette idée (soit on change, soit on meurt), mais aussi sur la nature du changement et sur le fait que la mort n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Que tout est cycle et flux.

McK : C’est très philosophique, cette idée « scientifique ».

Gaiman : Oui, mais aussi… je voulais essayer de construire cela dans le contexte d’une famille, de gens croyant en des choses…

McK : Malheureusement, de nos jours, dans le monde entier, les concepts ne changent pas. Les gens…

Gaiman : Beaucoup de gens meurent !

McK : Oui. Il y a de toute façon beaucoup de passerelles entre la fiction et le réel, dans « Sandman »… Non seulement à l’intérieur du récit, mais aussi entre le lecteur et le livre qu’il a entre les mains. Je pense notamment à la fameuse histoire « A Dream of a Thousand Cats »… Depuis que je l’ai lue, je ne peux plus voir un chat dormir sans y penser ! Votre œuvre est donc très puissante, très prégnante, puisqu’après l’avoir lue, elle continue d’exister intimement dans notre réel.

Gaiman : Bien, cela me fait plaisir, ce que vous me dites ! Avec « Sandman », je voulais faire quelque chose que l’on puisse lire et relire sous sa simple forme initiale de comic en fascicule, puis que l’on puisse lire et relire sous sa forme de graphic novel, puis que l’on puisse lire et relire dans sa totalité, du #1 au #75, pour saisir à chaque fois quelque chose de nouveau, du genre : « Oh mon dieu, mais c’était donc son père ! » ou encore « Aahh, okay, ceci est arrivé parce que cela s’était passé avant ! », etc., et rétablir ainsi tout un réseau de connexions qui n’étaient absolument pas évidentes au départ. Parallèlement, je voulais que la lecture puisse se faire sans qu’on perçoive ces connexions. Toute relecture est récompensée par la découverte de nouvelles choses. Enfin… je l’espère !

McK : Vous avez déclaré avoir dormi un jour avec un carnet et un crayon pour y noter vos rêves. C’était pour « MirrorMask », je crois. Avez-vous fait la même chose pour « Sandman » ?

Gaiman : Disons qu’il y a deux ou trois rêves dans « Sandman » qui sont des rêves que j’ai réellement faits moi-même. Et puis il y a des moments… Tenez, par exemple, quand j’ai écrit ce passage sur ce vieux Chinois dans le désert (« Sandman » #74)… Je me suis endormi en cours de route parce que j’étais cloué au lit par une grippe. Et puis je me suis réveillé au moment où ce Chinois devait franchir le pont. Je me suis rendormi juste après, et alors j’ai rêvé d’un de ces distributeurs de jouets munis d’une grosse pince : quand on prenait ces jouets, ils devenaient énormes. En me réveillant, j’ai noté ce rêve. Il y a donc des moments de mon rêve qui se mêlent au rêve du personnage…

McK : Quand on lit « Sandman », on sent tout de suite que c’est une œuvre très structurée. Mais c’est aussi une œuvre où l’on sent combien la part d’inconscient, de subconscient (et autres méandres de l’esprit) sont en jeu. Quelle a été la part de conscience et d’inconscience, dans le processus créatif de « Sandman » ?

Gaiman : Je pense que, par définition, un artiste ne peut répondre sur l’inconscient, vu qu’on est inconscient de l’inconscient.

McK : Hum… Oui, ma question est un peu bête… Mais vous voyez ce que je veux dire…

Gaiman : Oui, je vois, mais je crois que je suis incapable de vous dire ce que j’ai pu faire consciemment ou inconsciemment… Et si une bonne partie de « Sandman » est effectivement structurée, ce n’était vraiment pas ce qui m’importait le plus… Pour « Black Orchid », Dave McKean avait fixé de nombreuses règles. Il adore ça. Or, à dire vrai, au final, moi, toutes ces règles m’ont embarrassé. En conséquence de quoi, excepté le minimum nécessaire, il n’y a pas eu de règles pour « Sandman ». J’ai préféré laisser aller…

McK : L’histoire de « Sandman » n’est-elle possible que parce que Destruction s’est retiré du monde pour se consacrer à la création ?

Gaiman : J’ai toujours estimé que ce qui était arrivé n’était pas, euh… Destruction existe toujours dans le monde. C’est juste que personne ne se souciait de lui. Exactement comme lorsque Dream a été capturé. Après sa capture, les gens ont continué à rêver, mais leurs rêves n’étaient plus bons. Mais personne n’en avait cure, personne ne s’assurait du bon fonctionnement des choses. Alors de mauvaises choses se sont produites… qui n’auraient pas dû se produire. Je voulais que le départ de Destruction engendre quelque chose de semblable. Vous savez, si l’important est que quelqu’un soit là pour contrôler la pièce à double face de la destruction et de la création, afin de créer, il vous faut d’abord détruire ! Vous construisez un bel immeuble tout neuf en dynamitant l’endroit où le beau (ou laid) mais vieil immeuble se trouvait, et ce n’est pas… La destruction n’est pas toujours une mauvaise chose, ni la création toujours une bonne chose, mais c’est une pièce à deux faces, et je voulais que Destruction représente ça.

McK : Quand on lit « Sandman », on rencontre le beau et l’horrible ; ce contraste est saisissant. Nous pouvons y lire une histoire aussi féerique que « Shakespeare and other Tales » tout autant que des horreurs sans nom : je pense précisément à l’histoire « 24 Hours » qui est sûrement l’un des récits qui m’a le plus terrorisé depuis que je suis en âge de lire une bande dessinée. C’est effrayant, de voir à quel point votre narration nous fait toucher le noyau même du mal, l’essence même de l’horreur. Quelle est votre réelle intention, lorsque vous créez pareil récit d’angoisse ?

Gaiman : Je n’aime pas les bandes dessinées violentes. Je n’aime pas ces comics où l’on voit des gens se balancer contre des murs puis se relever en disant « Cette fois, tu m’as vraiment énervé ! » J’ai toujours pensé que si l’on utilisait la violence, il fallait que cette violence soit réelle. Par conséquent, la violence m’a toujours été inspirée par l’honnêteté. Je n’ai jamais voulu faire de la violence quelque chose d’attractif, ni la faire apparaître comme une solution.

McK : Oui, je comprends bien, et il n’y a pas de doute là-dessus, mais ce que je veux vous dire, c’est que « 24 Hours » est si puissamment écrit et dessiné que ce n’est plus une fiction d’horreur, mais l’angoisse même, qu’on est en train de lire. C’est très fort !

Gaiman : Bien sûr, mais c’est fait pour ça, vous savez ! Sinon, ce serait malhonnête…

McK : Quel a été le premier mot qui vous soit venu à l’esprit, lorsque vous avez commencé à pensé à « Sandman » ?

Gaiman : Le premier mot, je ne sais pas, mais la première image c’était celle d’un homme nu dans une boîte en verre. D’un homme emprisonné, mais qui peut attendre parce qu’il est tellement plus âgé que ceux qui l’ont placé là qu’il attendra si nécessaire jusqu’à ce que ceux-ci soient morts, ou jusqu’à ce que tout tombe en ruine autour de lui. Si vous êtes immortel et qu’on vous met dans… Enfin… si on vous met en prison dans la Rome antique, il arrive un jour où il n’y a plus de Romains et où vous pouvez donc sortir. Voilà. C’était ça, la première image.

McK : À quel moment avez-vous décidé d’arrêter « Sandman » ? Car cette œuvre a bel et bien une fin, même si l’esprit qui s’en dégage tend plus vers l’infini…

Gaiman : J’ai toujours su qu’il y aurait une fin. Je veux dire… Si vous retournez en arrière et que vous lisez les trois ou quatre premiers épisodes de « Sandman », vous y percevez déjà la fin. Dès les premiers numéros. J’ai toujours su que ça s’arrêterait. J’avais planifié cet arrêt deux ans avant d’en informer DC. Et il a bien fallu cinq ans pour qu’ils réalisent enfin que lorsque j’aurais fini, ça s’arrêterait vraiment.

McK : Bon, eh bien vous savez, Neil, il n’y a pas que « Sandman » qui s’arrête : je crains que la fin de cette interview soit arrivée… Je vous remercie beaucoup de votre gentillesse et de votre disponibilité, c’était un vrai plaisir !

Gaiman : Merci à vous, et à bientôt peut-être !

Je tiens à remercier particulièrement Anne Vaudoyer des éditions Au Diable Vauvert qui m’a permis avec gentillesse et professionnalisme de rencontrer Neil Gaiman ; je m’excuse très platement auprès d’elle de n’avoir pu mettre cette interview en ligne qu’au bout de tout ce temps… Suis-je pardonné ?

Cecil McKINLEY

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