Polars chez Delcourt

Deux excellents polars sont récemment parus chez Delcourt : « Sam & Twitch » et « Zone 10 ». Pratiquement dix ans séparent la création de ces deux œuvres, ce qui confirme une fois de plus combien le polar a regagné ses lettres de noblesse dans les comics, et ne cesse d’évoluer. Tant mieux !

« Zone 10 »

Voilà un polar bien hardboiled, rythmé, tendu, nerveux, sombre et manipulateur : un vrai bonheur pour les amateurs du genre. Ficelé avec science et dessiné dans une belle tradition réaliste, « Zone 10 » est une sorte de roman noir ésotérique, un polar flirtant avec le fantastique et l’horreur sans jamais perdre de sa substance bien ancrée dans le réel. Nous sommes à New York. Un tueur en série surnommé Henri VIII laisse dans son sillage des victimes que l’on retrouve décapitées… Qui peut bien être ce tueur fou, et surtout pourquoi coupe-t-il les têtes des personnes qu’il assassine ? L’inspecteur Adam Kamen va mener l’enquête. Mais son destin va basculer lors d’une arrestation qui tourne mal et où il va être grièvement blessé. Étrangement, cet accident semble rejoindre les obsessions du tueur… Que se passe-t-il donc ? Le cheminement de cette enquête va petit à petit plonger Adam Kamen dans un violent imbroglio où il va devoir rester ultra vigilant pour ne pas dérailler malgré lui… mais aussi avoir assez de cran pour dérailler complètement afin de toucher le tueur au plus près ! Sa raison et les logiques criminelles habituelles vont en effet être mises à mal tout au long de l’enquête, hypnotisant le lecteur et l’embringuant inexorablement dans la mécanique implacable du récit. Ce polar est si original et inventif que mon souci de ne pas révéler les intrigues aux internautes aura rarement été aussi fort que pour cet album, tant les surprises qui vous attendent sont nombreuses. En 180 pages, « Zone 10 » a tout l’espace pour déployer son venin implacable… pour notre plus grand plaisir.

Âmes sensibles s’abstenir, car au-delà de la forme narrative très classique employée par Gage (à très bon escient, digne des meilleurs polars), c’est bien un voyage au plus profond de nos peurs que nous convie cet auteur inspiré. Une enquête comme un périple où l’angoisse se révèle en prenant des visages faussement anodins. La tension et le mystère ne cessent d’aller crescendo, même lorsque des éléments nous font mieux comprendre ce qui se trame derrière l’enquête. Le héros, Adam Kamen, est un dur mais pas un abruti, dans la droite lignée du roman noir : volontaire mais quelque peu paumé, brisé, névrosé, marqué par des événements de sa vie passée qui continuent de le hanter. Il va pourtant devoir apprendre à regarder ses peurs en face, assumer ses failles, accepter ses béances et ne pas oublier ses propres nuances pour avancer sans suivre les fausses pistes qui vont s’accumuler… et peut-être redevenir ce qu’il doit être. Les personnages secondaires sont intéressants et bien sentis, comme le Dr Avery qui va jouer un grand rôle dans la vie de l’inspecteur. L’ambiance générale et la cohérence du contexte sont remarquablement bien campées, au point que Gage a reçu des éloges venant notamment d’Aaron ou de Carey : c’est un signe !

Le noir et blanc sied à merveille au polar ; et lorsque le noir et blanc est beau, alors le polar s’en retrouve magnifié, transcendé. C’est ce qui arrive ici grâce au talent de Chris Samnee, un jeune artiste plus que prometteur dont le style noir, réaliste, précis et lâché à la fois, enclin aux à-plats francs, rappelle celui de Michael Lark ou de Sean Phillips. Il convient donc parfaitement au genre policier, et c’est avec une belle efficacité que Samnee met la folle histoire de Gage en images. Sa maîtrise du contraste l’entraîne à gommer parfois les lignes pour ne plus sculpter les formes que par l’ombre et la lumière, au pinceau (je vous conseille d’ailleurs de visiter son site internet, vous pourrez admirer son talent sur ce point à travers des illustrations rendant hommage à certains grands super-héros mythiques). Le duo Gage/Samnee fonctionne parfaitement, et l’on espère d’autres collaborations entre eux dans le futur. Bref, amateurs de polar, de sensations fortes et d’étrange, emportez cet album dans votre valise, il pimentera gravement vos vacances !

« Sam & Twitch » T1 (« Udaku »)

Il y a dix ans, Semic entamait la publication de la série « Sam & Twitch », l’excellentissime spin-off de « Spawn ». Ces albums étant épuisés depuis le rétrécissement éditorial de Semic, c’est donc une très bonne chose de voir que Delcourt réédite cette série, permettant à ceux qui l’avaient loupée de la découvrir dans de très bonnes conditions (le présent album contient les couvertures originales et des postfaces de McFarlane et Bendis)). Et puis quoi de plus normal, puisque Delcourt édite déjà « Spawn », mais aussi « Les Enquêtes de Sam & Twitch » (déclinaison en noir et blanc très adulte des aventures des deux flics). Ce faisant, l’éditeur consolide la cohérence de la famille McFarlanienne en son sein, et c’est bien appréciable… Ce serait presque vous faire injure de vous rappeler ici que Sam et Twitch sont deux flics qui sont apparus dès le premier numéro de « Spawn » en 1992. McFarlane avait créé ce duo pittoresque pour contrebalancer le côté surnaturel du héros par la présence de personnages bien plus réalistes, permettant d’instaurer un contexte qui soit le plus proche possible du monde que nous connaissons. L’alchimie réussit, puisque nos deux flics allaient apporter une dimension humaine et concrète qui empêcha la série d’être trop étiquetée « super-héroïque ». Car au-delà des problématiques de Spawn qui le ramènent constamment au réel malgré son statut extraordinaire, il y a bien la misère humaine qui se traîne à chaque coin de rue, et des assassins bien réels, sans aucun super-pouvoir mais souvent glauques et pathétiques. Et il faut bien des hommes, pour résorber et arrêter le désastre. Des hommes comme Maximilian « Twitch » Williams et Sam Burke. Deux flics ordinaires du NYPD. Ordinaires ?

Dans cette équation réel/irréel, « Sam & Twitch » est un peu à l’inverse de « Spawn » : le postulat de base est bien la réalité, et c’est le fantastique qui s’immisce subrepticement. Ainsi, dans ce volume, Spawn va disparaître aussi vite qu’il était apparu, dans une scène assez drolatique… Car il y a aussi beaucoup d’humour, dans cette série, et le goût de la caricature de McFarlane y est perpétué avec talent. Le physique de nos deux héros en est évidemment l’exemple le plus éclatant. Sam, le gros fort en gueule, et Twitch, le maigrichon introverti, deux silhouettes opposées, mais tout sauf le sempiternel duo du clown blanc et de l’Auguste comme le rappelle lui-même Todd McFarlane dans sa postface. En effet, au-delà des apparences et des attitudes, le duo fonctionne par affinité plutôt que par contradiction. Twitch est discret, mais il est capable de réactions fracassantes, et Sam, loin d’être un balourd, fait souvent preuve d’une tendre humanité et de réflexions salvatrices… Tous deux se rejoignent constamment dans leur éthique, liés à jamais par cette nécessité d’éradiquer le crime. Très vite, passé l’amusement que suscite leur physique, les deux flics nous touchent par leurs caractères pleins et francs, leur droiture et leur faiblesse, le regard qu’ils ont sur les choses, et comment ils se dépatouillent tous deux pour fonctionner ensemble du mieux que possible dans le panier de crabes qui leur sert de quotidien. Un vrai duo… un vrai couple. Mine de rien, avec Sam et Twitch, McFarlane a créé des personnages de polar qui ont acquis une véritable renommée et offert au genre deux figures fortes et emblématiques. Vous devez le sentir, j’aime beaucoup « Sam & Twitch ». Je vous conseille vraiment de vous y plonger. Il y a dans cette œuvre un je ne sais quoi de palpitant, de fascinant, d’extrêmement plaisant… sur le fond comme sur la forme.

Bien sûr, il y a le talent du scénariste, rien de moins que Brian Michael Bendis – que l’on sent fort impliqué dans la série. On sait combien Bendis affectionne le polar, en ayant lui-même écrits et dessinés (remember « Torso », « Jinx », « Goldfish »…). Bendis a su retranscrire exactement les prérogatives de McFarlane tout en donnant assez d’espace aux deux héros pour qu’ils puissent exister complètement et acquérir leur propre dimension, évoluer dans leur univers spécifique, allant jusqu’à tuer le père en reléguant Spawn aux rang des inopportuns. Les histoires que signe Bendis pour « Sam & Twitch » sont noires et musclées, désespérées et étranges, intimistes et déroutantes, ciselées de manière à nous faire tourner les pages avec une rageuse impatience. Il faut dire aussi qu’il n’y a pas que l’écriture en soi : le découpage de « Sam & Twitch » est l’un de ses plus beaux atouts, puisque les planches sont considérées comme des espaces à narration multiple où le rythme des cases, leur disposition, jouent un rôle primordial dans l’identité visuelle de l’œuvre, souvent de manière plus appuyée et inventive qu’ailleurs. Cette construction narrative utilise la multiplication de plans identiques pour exprimer le temps, le rétrécissement ou l’explosion de l’image, les compositions similaires dans certains moments-clés (comme les scènes d’ouverture), la présence d’espaces vides dans la planche semblant plonger dans l’ombre de matières mal définies – où apparaissent parfois une plaque de police, des fichiers, des notes… Autant d’éléments qui rendent la lecture de cette œuvre passionnante. And last but not the least, il y a bien sûr le dessinateur Angel Medina. J’adore Medina. C’est un grand artiste. J’adore j’adore j’adore. C’est un artiste qui produit peu par souci de qualité, souhaitant avoir le temps de donner le meilleur de lui-même. J’aime cet état d’esprit. Mais j’aime encore plus son dessin. Medina est un artiste étonnant. McFarlane avait eu bien raison de le prendre pour lui succéder sur « Spawn », son style étant aussi fouillé, fin, dynamique et puissant que celui du maître. Mais pour moi Medina a un petit quelque chose en plus, un truc dans le dessin de proprement fascinant. Medina cisèle en orfèvre, explore les ombres hachurées avec maestria, déforme le réel sans être moins réaliste, dans une finesse de trait qui atteint des sommets. Ces dessins sont tout simplement superbes, ou sublimes, comme vous préfèrerez.

Pour ce qui est de l’histoire, comme à l’accoutumée j’essayerai de vous en dire le moins possible, afin de préserver tout le sel de votre lecture. Sachez juste que d’horribles meurtres ont lieu dans le milieu mafieux et qu’on retrouve sur place oreilles, pouces, ou parties génitales… semblant identiques. À qui appartiennent ces macabres et étranges restes humains ? C’est ce que devront trouver Sam et Twitch, mais ont-ils réellement les mains libres pour arriver à résoudre cette enquête ? Les déconvenues et coups de théâtre ne vont pas manquer, n’en doutez pas… Vivement les prochains volumes, car il y a du beau monde en perspective : toujours Bendis, mais aussi Alex Maleev, Paul Lee, Alberto Ponticelli, et bien sûr les sublimes couvertures d’Ashley Wood. Et n’oubliez pas que Delcourt a édité deux volumes des « Enquêtes de Sam & Twitch » où l’on retrouve Mark Andreyko, Paul Lee, Greg Scott et Rodel Noora. À lire !

Cecil McKINLEY

« Zone 10 » par Chris Samnee et Christos N. Gage Éditions Delcourt (14,95€)

« Sam & Twitch » T1 (« Udaku ») par Angel Medina, Brian Michael Bendis et Todd McFarlane Éditions Delcourt (19,90€)

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