« Les Compagnons du crépuscule » : la guerre contre le temps… Une analyse de planche !

Lors de la guerre de Cent Ans, en 1350, poussé par le hasard, un étrange chevalier défiguré et sans nom emmène deux jeunes gens, Mariotte et l’Anicet, dans une quête rédemptrice dont lui-même distingue à peine le sens. Avec sa trilogie des « Compagnons du crépuscule », débutée en 1980, François Bourgeon livrait un chef-d’œuvre immédiat, magnifié par son goût paradoxal pour la réalité historique et le fantastique. Profitons du mois de juillet pour réviser les classiques : retour aujourd’hui sur la planche inaugurale du tome 2, portée par la thématique de la force du temps…

Une première étape pour les « Compagnons » : la couverture de Géant (1981).

Cité par Michel Thiébaut dans sa propre analyse de la série (« Dans le sillage des sirènes », Casterman 1992), George Brassens disait, à propos d’un livre ou d’une musique : « II ne faut pas entrer comme dans un moulin. Il ne faut pas qu’on la découvre en une seule fois. Elle n’existe et ne dure que parce qu’elle se cache. » Récompensé en 1980 à Angoulême du prix Alfred du meilleur dessinateur, François Bourgeon aurait pu se cantonner aux seuls « Passagers du vent », uniquement préoccupé par la marine à voile et le XVIIIe siècle. Pourtant, souvenons-nous que l’auteur avait débuté par le Moyen Âge, période évoquée au travers des 24 épisodes de « Brunelle et Colin » (sept albums paraitront chez Glénat jusqu’en 1987), ce sans oublier le plus didactique « Maître Guillaume et le journal des bâtisseurs de cathédrale », illustré pour Univers média, dès 1978. En mars 1981, sort sur les presses d’imprimerie le n° 0 d’un nouveau magazine intitulé Géant : sur la couverture, l’on peut découvrir un chevalier se retournant sur une femme rousse qui, à la traîne, semble peiner à faire avancer un cheval rétif… Ce visuel -accompagné du sous-titre « Le Chevalier du bout du monde » – est l’acte de naissance des « Compagnons du crépuscule » : série qui sera finalement publiée par Casterman, Hachette ayant finalement renoncé à lancer le périodique Géant.

Couverture et planche 1 pour le premier volume (Casterman 1984).

Dans « Le Sortilège du bois des brumes », premier opus dans la trilogie, les lecteurs font naturellement connaissance avec les principaux protagonistes. La rousse Mariotte, qui vit seule avec sa grand-mère à l’écart du village, est rejetée car considérée comme une sorcière. Sa beauté, sa joie de vivre et sa naïveté vont se heurter de plein fouet aux horreurs de l’époque… L’Anicet est un jeune paysan ne connaissant rien au monde et qui, sauvé par miracle de la pendaison, se retrouve à suivre bon gré mal gré ses deux compagnons. Enfin, le Chevalier, mutilé et rejeté par l’aristocratie, ayant longtemps semé la mort à la tête de sa compagnie, cherche désormais à expier ses crimes, tourmenté par l’assassinat de celle qu’il aimait Et tous d’évoluer dans un monde cruel et fantasmatique entre rêves et cauchemars, univers celtique où l’on peut croiser aussi bien quelques paysans que des créatures des marais, des saltimbanques que de féroces lutins au redoutable appétit.

Première maquette pour la couverture du T2 et planche n° 1 (Casterman 1986).

Au début de chaque album de la série se trouve une planche traitée quasiment à l’identique, évoquant le glissement du temps et le passage des saisons. Si le premier volume s’ouvre ainsi sur l’été (nous sommes en juillet 1350), le deuxième (« Les Yeux d’étain de la ville glauque », Casterman 1986) débute à l’automne et le troisième (« Le Dernier Chant des Malaterre », Casterman 1990 ; toute la série ayant été réédité par 12bis en 2009, puis chez Delcourt à partir de mars 2014) concerne l’hiver. Les récitatifs sont identiques : « Celle-ci dura, dit-on, cent ans… Rien ne la distingue vraiment de celles qui l’ont précédée, pas plu que de celles qui l’ont suivie… Comme la foudre et la peste, la guerre s’abat sur la campagne quand on s’y attend le moins. De préférence, lorsque la grange est pleine et la fille jolie… » Si l’évocation de la guerre de Cent Ans (débutée en 1337) est transparente, le lecteur comprendra surtout qu’au-delà des luttes franco-anglaises, c’est bien l’insécurité, la violence criminelle, la peste et la famine qui déterminent ici les fléaux endurés par les populations. Actes antisémites et pogroms, pillages et viols commis par une soldatesque en déshérence, jacqueries, haine des uns envers les autres : la violence entraine la violence et la justifie toujours.

À la fois récit d’une quête épique, fabliau, histoire vraie, mythe, légende, roman médiéval, le scénario des « Compagnons du crépuscule » nous conduit notamment à nous interroger sur le rapport de l’homme au temps et à l’espace. Car, éditée en trois albums, l’aventure chemine pourtant sur quatre saisons : de l’été 1350 au printemps 1351. Dans ce cycle qui s’achève par un espoir du renouveau, des notions contemporaines comme celle du progrès n’ont pas encore lieu d’être : l’existence est courte, et la perception des saisons prédomine, dans un contexte judéo-chrétien liant le cycle végétal et l’année liturgique. Là où les peurs se nomment loup, Diable et guerre, c’est avant tout cette dernière qui semble de fait revenir dans chaque planche inaugurale, telle un leitmotiv incessant. Dans les deux premiers volumes, c’est en conséquence une calamiteuse lettrine qui débute les récitatifs des premiers chapitres : squelette mortifère, corbeau noir et bête dévorante. Encore paisibles, bucoliques et enchantés, les paysages sereins du premier volume cèdent la place pour l’incipit du T2 à un village ruiné, placé sous une froide pluie battante. Mariotte et ses compagnons d’infortune tentent en vain de trouver une eau qui ne soit pas contaminée par quelques cadavres en putréfaction… Plan général (case 1), plan d’ensemble et demi-ensemble (cases 2 et 3), gros plan (4) viennent peu ou prou reconfigurer l’esthétique de la planche d’introduction du T1. Cette fois-ci, Mariotte sait malheureusement à quoi s’attendre, le contexte autant que l’eau ou le rapport hiérarchique induit par l’injonction du Chevalier s’avérant effectivement (et semblablement) « Imbuvable… ».

Couverture et première planche du T3 (version Casterman 1990).

Par le texte ou par l’image, Bourgeon joue ici avec les quatre éléments : air, terre, eau et feu, blanc, jaune/vert, bleu et rouge. Rappelons qu’au sein de la série, l’auteur développe – outre le rapport au temps et à la réalité – une thématique chromatique : la force blanche (symbole de pureté), la force noire (mort et destruction) et la force rouge (vie, passion, sentiments) sont également présentes dans divers récits intemporels (« Blanche-Neige », « Le Corbeau et le Renard », « Le Petit chaperon rouge ») teintés de médiévalisme. Bourgeon, au final, et dès l’introduction, présente une succession de scènes et de tableaux changeants : c’est le propre d’une bande dessinée, mais c’est aussi celui de son récit-cadre, qui conduira ses « Compagnons du crépuscule » de la contemplation de la nature jusqu’à l’enfermement hivernal dans Montroy-la-Ville. Un raccourci de l’expérience humaine ?

Une très belle étude de la série : « Dans le sillage des sirènes » par Michel Thiébaut (Casterman 1992 et Delcourt 2017).

Philippe TOMBLAINE

« Les Compagnons du crépuscule T2 : Les Yeux d’étain de la ville glauque » par François Bourgeon

Éditions Delcourt (22,50 €) – EAN : 978-2756062228

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Une réponse à « Les Compagnons du crépuscule » : la guerre contre le temps… Une analyse de planche !

  1. Patrick Sirot dit :

    Excellent article qui permet de redécouvrir une immense série.

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