« Aquablue », les ressources du conflit : une analyse de planche…

En 1988, le scénariste Thierry Cailleteau lançait la série SF « Aquablue », dessinée avec moult détails par Olivier Vatine. Sur une planète maritime lointaine, le jeune orphelin Nao affronte son destin : défendre les droits de son peuple face aux sombres activités industrielles de la Texec : un consortium terrien prêt à tout pour exploiter les ressources de ce monde paradisiaque. Revenu sur Terre, il découvre une autre « Planète bleue » (titre du deuxième tome de la série) tout en revendiquant un héritage légitime ; autant dire que les pièges et les ennemis sont nombreux sur son chemin… Retour analytique cette semaine sur une planche soulignant les différents rapports de force.

Un nouveau monde (première version de la couverture pour le premier tome ; Delcourt 1988).

L'arrivée sur Aquablue (T1, planche 7 - Delcourt 1988).

Une planète aquatique ? Des extra-terrestres à la peau bleue vivant en harmonie avec la nature ? Un univers naturel exposé à une technologie dévastatrice ? Un humain prenant faits et causes pour ce peuple écolo-pacifique ? Une guerre inévitable entre humains et aborigènes ? Si vous croyez lire le scénario d’« Avatar » (James Cameron, 2009 ; deuxième volet sur les écrans le 16 décembre 2022), rappelez-vous que tout ou presque se trouvait donc déjà dans « Aquablue » ! La série, prépubliée dans le magazine de vulgarisation scientifique L’Argonaute dès 1988, sera éditée par Delcourt en avril de la même année. Si le premier tome (« Aquablue », rebaptisé « Nao » en octobre 1989) présentait naturellement les personnages et les enjeux de l’intrigue, le deuxième (« Planète bleue », octobre 1989) se faisait beaucoup plus politique…

Présenté comme l’unique rescapé d’un vaisseau spatial en perdition, le jeune Nao est un terrien qui ignore tout de son peuple et de sa planète d’origine. Son seul guide est un robot répondant au nom de Cybot, qui lui permettra de survivre et d’évoluer. Ayant amerri sur l’un des océans d’Aquablue, le héros – baptisé Tumu-Nao par le peuple de pêcheurs locaux – y développe une parfaire symbiose avec son environnement extra-terrestre, dont l’amitié liée avec un étrange et très grand cétacé (Uruk-Uru), véritable dieu marin vivant. Les années passent : Nao est promis à la belle Mi-Nuee, fille du chef du clan. Mais les ennuis arrivent en escadrilles : la firme Texec vient d’envoyer ses hommes et ses vaisseaux pour faire main basse sur Aquablue, afin d’y installer des complexes hyper-générateurs. Un complexe industriel tirant toute son énergie des eaux chaudes, mais qui, à termes, menace de renvoyer la totalité d’Aquablue à l’ère glaciaire ! Envoyé en mission d’étude scientifique sur place, l’ethnologue Maurice Dupré n’est pas dupe : l’armée privée d’Ulla Morgenstern, réquisitionnée par la Texec, n’a nullement intention de prendre des gants… Hasard (ou pas) : Nao n’est autre que Wilfrid Morgenstern, neveu miraculé et désormais menacé car pouvant prétendre à revendiquer l’héritage d’une milice paramilitaire.

Couverture du T2 et planches introductives (Delcourt 1989).

Au fil des planches et des albums (17 titres au total à ce jour ; quatre dessinés par Vatine jusqu’en 1993, quatre par Ciro Tota jusqu’en 2001, deux par Siro en 2004-2006, six par Reno depuis 2011), la série prend une tournure encore inédite à l’époque dans le domaine de la bande dessinée : parue avant « Les Mondes d’Aldebaran » (Leo, 1994) et développant des thèmes comme l’écologie, l’humanisme, l’anticolonialisme, l’esclavage, l’anticapitalisme ou le rapport aux médias, « Aquablue » s’émancipe de séries cultes comme « Valérian » (notamment le T4, « Bienvenue sur Aflolol », paru en 1972), tout en prenant ancrage dans une époque qui voit passer sur grand écran « Dune » (David Lynch, 1984), « La Forêt d’émeraude » (John Boorman, 1985), « Le Grand Bleu » (Luc Besson, 1988) ou « Abyss » (James Cameron, 1989). Dépassant un canevas par trop simpliste (les méchants exploiteurs contre les gentils indigènes), les auteurs, grands habitués par ailleurs du jeu de rôle (la série étant précisément adaptée en jeu de rôle sur table en 2021), complexifient à loisirs les rôles et les enjeux entrecroisés, les uns donnant sans cesse du fil à retordre aux autres. Remarqué à juste titre, « Aquablue » T1 sera salué d’un Alph-Art jeunesse à Angoulême en 1989. Régis Hautière en assure la scénarisation depuis le T12, « Retour aux sources », paru en 2012.

Quand « Aquablue » fait la couverture de Casus Belli (n° 55 en janvier 1990).

Des enjeux médiatiques (T2, planche 18 - Delcourt 1989).

Au début du tome 2, alors que Néo, ayant redécouvert ses origines terriennes, est bien décidé à revendiquer l’empire financier de son père, afin de priver sa tante Ulla de ses capacités de nuisance, plusieurs personnages secondaires sont introduits. La plus importante est Béatrice, journaliste employée par Cosmomédia, principale chaine d’info TV d’Europolis. Chargée d’interviewer Nao, celle qui est aussi l’ex-femme de Maurice Dupré suit par conséquent le dossier le plus brûlant du moment. À la planche 18, objet de notre décryptage, l’ensemble des enjeux est résumé aux lecteurs. S’il n’est jamais simple de présenter de longs textes en situation sur une planche de bande dessinée, l’on voit ici que les auteurs adoptent un entre-deux : la voix off des deux premières cases, en insert sur un plan général (case 3), est celle de la journaliste commentant la situation. Ouvertement engagé contre le « lobby multiplanétaire », le reportage ose poser les questions qui fâchent, tout en portant la réflexion sur la déontologie et l’éthique propre au monde de l’information. Case 3, Béatrice s’apprête à trinquer avec Nao, installé non loin du mur écran géant qui diffuse le reportage, tandis qu’un robot domestique apporte les rafraichissements. Le lecteur saisit au vol une information essentielle : le reportage, soumis à l’appréciation de Nao, n’a pas encore été diffusé. La case 4, en plongée externe, poursuit le dialogue tandis que le regard caméra, dans une ambiance pluvieuse mi-polar et mi-cyberpunk digne de « Blade Runner » (Ridley Scott, 1982), illustre l’arrivée dans le bâtiment de Dupré et de Cybot. Cases 5 (gros plan) à 7 (plans rapprochés), Béatrice est confrontée au refus de son patron Max, peu enclin à diffuser un reportage allant contre les intérêts de la puissante Texec. Morale et enjeux de l’information-vérité contre désinformation et intérêts financiers, tout est dit. À la case 7, dépitée et en colère, Béatrice a raccroché le téléphone : sur la droite, dans l’entrebâillement de la porte, les silhouettes trempées de Dupré et de Cybot se détachent telles des ombres chinoises. Tout semble tomber à l’eau mais l’intrigue fleuve est relancée, entre actions qui coulent de source et barrages : nul doute, dans « Aquablue », il va falloir se mouiller… Les lecteurs en ont déjà l’eau à la bouche ! Dernière chose : la série est en train d’être relancée par… Thierry Cailleteau en personne, accompagné de Stéphane Louis au dessin pour un dix-huitième album, à venir en 2023-2024.

Couverture de l'édition intégrale du premier cycle (T1 à T5 - Delcourt 1999).

Philippe TOMBLAINE

« Aquablue T2 : Planète bleue » par Olivier Vatine et Thierry Cailleteau

Éditions Delcourt (14,95 €) – EAN : 978-2840559207

Galerie

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>