« Mister Mammoth » : grammes de finesse et monde de brutes !

Sous ses apparences monstrueuses, Mr Mammoth est le meilleur détective de la ville. Vivant au début des années 1970 dans un appartement modeste et un bureau insalubre, il n’accepte que les affaires les plus complexes : comme celle que vient de lui proposer William Corona, un richissime client victime d’un énigmatique maître-chanteur… Et si cette enquête, devenue obsessionnelle, faisait remonter des secrets enfouis depuis l’enfance ? Pour ce diptyque policier, Matt Kindt et Jean-Denis Pendanx nous offrent une création transatlantique inédite : un récit ciselé par un expert du genre, tout en ambiances étouffantes, en faux-semblants et en mystéres !

Couverture et planches 1-2 du T1 (Futuropolis, 2022).

Mélange de genres... (Futuropolis, 2022).

Extrait du T2 (Futuropolis 2022).

Paru début mars 2022 chez Futuropolis, le premier volume dévoilait donc un héros peu ordinaire : Mister Mammoth, armoire à glace digne de Hulk pour le physique… et de Sherlock Holmes pour sa science de la déduction. Ses méthodes d’investigation ayant fait leurs preuves, Mammoth peut se permettre de choisir les cas qui l’intéressent ; ou plutôt, il n’accepte que « les affaires qu’il pense ne pas pouvoir résoudre », des cas insolubles saisis comme autant de défis personnels. Le cadre, fictif, est celui d’une mégalopole digne de New York et Los Angeles réunies. Or, dans l’Amérique des années 1970, le taux de criminalité explose, Wall Street allant par ailleurs être ébranlée par le premier choc pétrolier de 1973. La même année, au-delà de la construction symbolique du World Trade Center, New York entre en effet dans une spirale infernale : la ville s’endette, plombée par une croissance économique en berne. Les entreprises quittent la métropole et les programmes sociaux ne suffisent plus à endiguer les effets du chômage et de la pauvreté : en pleine déliquescence, la « ville qui ne dort jamais » sombre dans la violence et les trafics illicites. Des quartiers comme Harlem, le Bronx ou le nord de Manhattan se retrouvent livrés à eux-mêmes (écoles fermées, rues non entretenues, sans éclairages publics, ordures et carcasses de voitures abandonnées). La criminalité explose : 600 meurtres comptabilisés en 1964, contre 2 040 en 1973 (86 000 vols) !

Etapes de réalisation de la planche 20 du T1.

Recherches et illustrations pour le personnage principal.

Romans (de « N’épousez-pas un flic » (Ed McBain, 1976) à « City on Fire » par Garth Risk Hallberg en 2016 en passant par « Le Bûcher des vanités » de Tom Wolfe en 1987), comics et films rendent compte de la peur, de la violence et de l’écœurement des classes moyennes, les autorités étant impuissantes à régler la situation : « French Connection » (William Friedkin, 1971), « L’Inspecteur Harry » (Don Siegel, 1971), « Serpico » (Sydney Lumet, 1973), « Mean Streets » (Martin Scorsese, 1973), « Un justicier dans la ville » (Michael Winner, 1974) et « Taxi Driver » (Martin Scorsese, 1976) incarnent ainsi tous sur grand écran le désarroi d’une Amérique pour le moins désorientée. Le personnage de « Mister Mammoth », pour sa part, avec son trench-coat, son chapeau fédora, son whisky et ses ambiances enfumées, fait plutôt songer aux détectives d’antan : roman noir et style hard-boiled obligent. Non violent, mais massif, aimant conserver son jardin secret (il semble se bâtir à mains nues une véritable forteresse de pierre au sein de la forêt…), Mammoth est une énigme en soi, dont l’âme et la psychologie ont été concoctée minutieusement par les auteurs. Situé quelque part entre « Batman » et « Le Grand Sommeil » (œuvres cultes, toutes deux publiées en 1939), roman dans lequel Raymond Chandler introduisit l’archétypal privé Philipp Marlowe (qui vit à Los Angeles), le monde de « Mister Mammoth » fut d’abord inspiré à Jean-Denis Pendanx par… le Petit Montmartre de La Réole, en Gironde ! Se devant d’inventer visuellement une ville générique, qui fasse autant songer à New York qu’à Los Angeles, Pendanx commence par métamorphoser des décors qu’il connait bien, en les transformant à la sauce US le temps de quelques planches du premier opus. L’occasion aussi de donner quelques clés aux lecteurs : Mister Mammoth est potentiellement autant un détective qu’un super-héros imposant, tandis que son enquête et sa quête intérieure traverseront plusieurs époques…

Illustrations.

Recherches conceptuelles pour les couvertures.

Concernant la genèse de ce projet, Pendanx explique : « Matt Kindt, de passage à Paris il y a quatre ou cinq ans, était tombé sur des planches en couleurs directes de l’album « Le Maître des crocodiles » (Futuropolis, 2016). Il avait alors dit à Alain David (son éditeur chez Futuropolis, qui le traduit et le publie) qu’une collaboration l’intéresserait… Alain m’en a fait écho : je connaissais le travail de Matt, étant très flatté par l’idée de travailler un jour avec lui, dans un registre très différent de mes autres albums. Il a néanmoins fallu que j’attende un bon moment, devant d’abord terminer les albums engagés pour pouvoir commencer cette collaboration. Alain David a écrit à Matt pour lui reparler de cette idée de collaboration ; quatre ou cinq synopsis ont été envoyés pour que je fasse mon choix, la chance ! J’ai eu un coup de cœur pour « Mr Mammoth » ; Matt s’est mis à l’écrire et à le découper dans les semaines qui ont suivi. Je lui ai envoyé à mon tour des recherches autour du physique de Mister Mammoth en me basant sur des recherches qu’il avait faites auparavant. Il m’a laissé beaucoup de liberté par rapport à la ville, les cadrages, etc. Il a aussi été très ouvert à des petites propositions de ma part, pour en faire de belles choses ! Et puis, j’ai adoré son scénario à tiroirs, à plusieurs niveaux de lecture…Sa manière de perdre le lecteur, de brouiller les pistes, de faire en sorte que l’on ne sait plus si on est dans le rêve, la réalité, ou les deux à la fois. C’était une collaboration réalisée dans une confiance totale. Bref, je suis prêt à recommencer… D’ailleurs, je vais refaire un album avec lui dans un an ! Quant à « Mister Mammoth », il sera édité aux USA chez Dark Horse en mars 2023. Pour l’anecdote, nous n’avons travaillé que par mails, en anglais, malgré mes lacunes de vocabulaire. Je n’ai encore jamais rencontré Matt physiquement, en vrai ; mais je ne désespère pas de pouvoir enfin le faire, s’il est de passage en France cette année …»

Dessin finalisé pour la couverture du T2.

Couverture pour la version US, à paraître en 2023.

Bien malins seront ceux qui comprendront les indices placés en couvertures de ce diptyque poisseux, sous un logo-titre à l’ancienne : d’abord une silhouette massive, une sorte d’ogre au regard pénétrant mais abîmé, un vieil écran TV allumé, un fauteuil vide et une cage à oiseaux ; ensuite le visage d’un enfant terrifié et une caméra filmant un inquiétant laboratoire. Notre héros, ombre projeté sur les façades de la ville, serait-il le produit d’une étrange expérimentation, un songe réchappé de son corps ? Mammoth est-il encore dans un monde réel ou dans un univers alternatif, recomposé par sa singulière faculté d’observation ? Ce Mister est-il, finalement, docteur Jekyll ou Hyde, son physique nous renvoyant encore une fois à des figures duelles ou ambigües : la créature de Frankenstein, Hulk, le Hellboy de Mignola, la Chose selon Jack Kirby… De fait, induisant une mise en abyme identitaire, le récit s’infiltre au-delà du canevas de genre, derrière la ligne méta du discours sur la re-construction artistique et la place du héros.

De Matt Kindt, les lecteurs pouvaient plutôt connaitre jusqu’à présent ses divers travaux autour des licences « Avengers », « Justice League » ou « X-Men », sans compter les séries « Mind MGMT », « Divinity », « GrassKings » ou « Dpth. H », éditée chez Futuropolis en 2018-2019. Dessinateur de « Jéronimus » (2008-2010), « Abdallahi » (2006), « Svoboda! » (2011-2012) ou, plus récemment, du remarqué « A Fake Story » scénario par Laurent Galandon (Futuropolis 2020 ; prix du meilleur one shot au festival du polar de Cognac), Jean-Denis Pendanx aura trouvé avec Kindt le meilleur moyen de réinvestir son amour des destinations lointaines, des ambiances polar-espionnage issues des séries noires façon années 1940-1970. En guise de bonus, rappelons que la première édition de « Mister Mammoth » T1 s’enrichit d’un cahier graphique de huit pages. Nous vous laisserons découvrir pleinement la conclusion du T2… Mais pas de doute à avoir : scénaristiquement ou graphiquement, entre tonalités chaudes et froides, ce Mammoth, c’est du lourd !

Première planche du T2 (Futuropolis, 2022).

Philippe TOMBLAINE

« Mister Mammoth » T1 par Jean-Denis Pendanx et Matt Kindt

Éditions Futuropolis (13,90 €) – EAN : 978-2-7548-3122-2

Parution 2 mars 2022

« Mister Mammoth » T2 par Jean-Denis Pendanx et Matt Kindt

Éditions Futuropolis (13,90 €) – EAN : 978-2-7548-3289-2

Parution 22 juin 2022

Galerie

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