Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Trondheim cuisine son « Lapinot » à la gauloise…
D’irréductibles Gaulois, des Romains, de la potion magique…et Lapinot ! Mais que vient donc faire cet improbable héros zoomorphique dans l’univers créé par Goscinny et Uderzo ? De fait, le drôle de lapin semble bien avoir été téléporté dans une série qui n’est pas la sienne. Imaginé par Lewis Trondheim, ce scénario décalé et irrévérencieux colle aux contraintes de l’OuBaPo : une mise en abyme réjouissante qui joue avec tous les codes franco-belges habituels… Y compris ceux des albums dérivés « Vus par… » !
Reprenons tout. « Astérix » apparaît pour la première fois dans le journal Pilote le 29 octobre 1959. Les noms de Bélénos (dieu de la médecine et du printemps), Toutatis (dieu de la guerre) ou Belisama (déesse de la métallurgie), tous cités dès la première aventure d’« Astérix le Gaulois », popularisent auprès de la jeunesse une part du panthéon celtique. Au fil des albums, d’autres dieux gaulois seront à leurs tours évoqués (par exemple Cernunnos – le dieu des morts – et Taranis – le dieu du tonnerre – en 1972 dans « Le Devin ») sans réduire la popularité du trio initial. Parmi ceux-là , Toutatis prend une place particulière, probablement parce que son évocation phonétique rappelle les terminaisons gauloises (et les calembours de Goscinny…) associées aux « is » ou aux « ix ». Sans doute aussi parce que le nom Toutatis (signifiant littéralement « le père de la nation ») renvoie à des termes et expressions proches : « tout à fait », « tout tenter », voire « tous les risques ». Dans les rares sources romaines qui l’évoquent au 1er siècle, Toutatis ne prête cependant pas à rire : possible équivalent celtique de Mars, ce dieu guerrier ne semble en effet n’être apaisé que par le sang des victimes, versé sur le champ de bataille ou lors de sacrifices en son honneur. Il sera donc aussi celui qui juge les morts, décidant de la réincarnation qu’ils méritent…
En fait d’incarnation et de réincarnation, le Lapinot créé par Trondheim se pose là ! Amorcée officiellement en 1997 avec « Slaloms », la série des « Formidables Aventures de Lapinot » (neuf titres parus chez Dargaud jusqu’en 2003) sera relancée en 2017 avec une cadence infernale (déjà neuf titres parus ; voir la chronique d’Henri Filippini) sous le titre « Les Nouvelles Aventures de Lapinot ». Comptant également des albums dérivés (où l’on suivra généralement des personnages secondaires, notamment le chat Richard Mammouth), cet univers déjanté doit tout à son défi initial. En 1992, sur un pari, le cofondateur de L’Association se lance en effet dans un exercice de style risqué : dessiner une aventure de 500 pages, sans scénario ni crayonné préalable, et en se fixant pour contrainte un format gaufrier de trois cases sur quatre. C’est ainsi que sera créé l’album « Lapinot et les carottes de Patagonie », publié en 1992 et réédité en 1995 et 2003. Lancé dans une mission folklorique et devant surmonter tous les obstacles, Lapinot y apparait donc, empruntant son nom à un personnage de Jean-Christophe Menu : Lapot (Futuropolis, 1987). Mais cet album hors-normes restera comme un essai, non inclus au final dans la chronologie des titres de la série. Dans chaque cas, Lapinot traverse un genre ou un environnement connu : le western, l’Angleterre victorienne, Paris au XXe siècle, le monde de « Spirou et Fantasio » (voir « L’Accélérateur atomique » en 2003), l’apocalypse civilisationnelle, etc. En 2004, Trondheim dessine même la mort de Lapinot dans « La Vie comme elle vient », mais relance néanmoins son personnage, tel que nous l’avons dit en 2017. Dès lors censées se dérouler dans un univers parallèle, « Les Nouvelles Aventures de Lapinot » allaient déclinent à l’envie les thématiques du double, du masque et de la réincarnation.
Esprit décalé oblige, nul ne s’étonnera d’avoir vu passer le T7 (« Midi à quatorze heures ») en août 2021, alors que le présent « Par Toutatis ! » est bien… le T6 des « Nouvelles Aventures de Lapinot » ! Plus sérieusement, Trondheim, qui avait entamé son Lapinot-Astérix avant l’opus suivant, s’arrête au bout de 12 pages en réalisant que la date de parution programmée (2021) coïncide avec… la parution effective du nouvel album d’« Astérix » ; voici donc la parodie reportée à 2022, sans rien changer cependant à la numérotation, puisque, dixit l’auteur : « les albums pairs de la série sortent de l’ordinaire ». Par conséquent catapulté dans l’univers (et la peau) d’Astérix, Lapinot y croise de façon assez logique Obélix, Panoramix ou d’autres Gaulois bien connus, au village ou dans la forêt. Seuls problèmes, non seulement un imposteur se fait passer pour le dieu de la guerre, mais – surtout – les effets de la potion magique laissent des traces : Romains réduits en bouillie, bras arrachés et autres menues conséquences d’une force décuplée : « C’est la guerre » conclue Obélix devant un Lapinot-Astérix mortifié… Au-delà des clins d’œil de cet iconoclaste album « Vu par… », Trondheim n’est plus à un défi et jeu graphique prêt : OuBapo oblige, l’auteur est rompu à l’exercice. Une course-poursuite sur 120 pages (« Mildiou », 1994) ? Une case réalisée par jour (« Les Herbes folles », 2019) ? Rien ne résiste à la folie créative de Trondheim : alors pourquoi pas un « Astérix » avec Lapinot ? L’idée, relativement ancienne, est d’abord évoquée en 1998 au détour d’un fax et d’un croquis envoyé à Guy Vidal, éditeur chez Dargaud. Elle ressurgira dans la version luxe du T1, éditée par L’Association. In fine, et sans trop dévoiler les divers rebondissements, quiproquos et réflexions psychologiques de cet opus, osons affirmer que Trondheim a une nouvelle fois bien réussi son coup : faire sourire au travers d’une aventure aussi facétieuse que respectueuse de l’univers originel. Goscinny et Uderzo auraient sans doute apprécié, le second – s’en souvient-on ? – ayant discrètement rendu hommage à son génial ami scénariste en dessinant, à l’angle de la dernière case d’« Astérix chez les Belges » (1979), un… petit lapin, quittant le banquet en pleurant. Cette fois-ci, parions que les lecteurs garderont le sourire en refermant l’album.
Philippe TOMBLAINE
« Les Nouvelles Aventures de Lapinot T6 : Par Toutatis ! » par Lewis Trondheim
Éditions L’Association (14,00 €) – EAN : 978-2-84414-896-4
Parution 17 juin 2022