Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« T’Zée » : la tragédie de l’Afrique (très) noire selon Brüno et Appolo…
Dictateur arrivé au crépuscule d’un pays africain imaginaire, le vieux T’Zée semble avoir été tué dans les soubresauts d’une guerre civile. Mais en est-on vraiment certain ? Dans son palais présidentiel, au fond de la forêt équatoriale, son fils Hippolyte et sa jeune épouse Bobbi jouent leurs dernières cartes… Un amour monstrueux, dévoré par les ambitions politiques et l’ombre du chef suprême. En 160 pages d’un récit âpre et moite, Apollo et Bruno racontent la fascination pour les régimes autoritaires de Centrafrique : le roman noir d’une apocalypse politique, durablement marquée par la décolonisation et les volontés d’indépendances…
Il pourrait s’appeler Idi Amin Dada (président de l’Ouganda de 1971 à 1979), Joseph Mobutu (président du Zaïre de 1965 à 1997), Robert Mugabe (président du Zimbabwe de 1987 à 2017) ou Teodoro Obiang (président de la Guinée équatoriale depuis 1979), sans compter Kadhafi (tué en 2011 après 42 ans à la tête de la Lybie) ou Omar Bongo (président du Gabon de 1967 à 2009). Tous ont en commun un exercice présidentiel à vie, la chasse aux opposants, le détournement des ressources aux profits de leurs clans et un cynisme sans limite, déployé avec la connivence intéressée des démocraties occidentales. Mais les auteurs ont préféré la fiction, en nommant leur noir dictateur T’Zée, autrement dit un subtil mélange étymologique et phonétique ressemblant aux termes « zée » (une variété de poisson doré), « zeus » ou encore au nom de la mouche tsé-tsé, vectrice de maladies mortelles. Plus subtilement, l’album étant une relecture du « Phèdre » de Racine (1677), on trouvera là tant une référence à l’un des surnoms de Kabila (« M’Zée », le vieux en swahili) qu’à Thésée, personnage mythologique rejoignant ainsi Hippolyte et Aricie/Arissi, les autres protagonistes de la pièce.
Bardé de médailles, imposant la crainte dans sa tenue de parade et sa fonction militaire de haut rang, le personnage dicte – poing levé et lunettes noires en soulignant le caractère… – une politique de fer, pointée vers l’ensemble du continent soumis à son pouvoir. En guise de toile de fond, une pirogue glissant sur un fleuve, quelques arbres exotiques et un soleil couchant suffisent à représenter une Afrique d’antan, digne des images colonialistes. La lecture de la première de couverture sera cependant un peu différente, si l’on prend en considération les deux personnages secondaires (Hippolyte et Bobbi), dont on subodore le lien amoureux, sinon le dépassement des interdits. De fait, sous le buste tutélaire, une autre forme de rébellion – incarnée par la jeunesse et le rejet de la politique néocoloniale – n’est-elle pas en train de germer ? Autre question éventuelle : les deux ombres visibles sur la pirogue ne dédoublent-elle pas la volonté de fuite de nos deux soupirants ? À moins que la « tragédie africaine » évoquée ne souligne le caractère intangible du spectacle ; action vraisemblable, règle des trois unités, personnages aux apparences nobles, passé rendu mythique et combat contre la fatalité. Nul doute en effet que ces effets de caractérisation, endigués par la gravité du propos, n’entrainent des actions menant à la chute ou à l’issue fatale d’un ou plusieurs protagonistes.
Né en Tunisie en 1969, ayant grandi en Afrique du Nord puis à la Réunion, le scénariste Appolo (de son vrai nom Olivier Appolodorus) nous a habitué aux scénarios sombres et dénonciateurs, situés en terres africaines : « La Grippe coloniale » (avec Serge Huo-Chao-Si ; 2003-2012), « Île Bourbon 1730 » (avec Lewis Trondheim en 2007) ou « Commando colonial » (avec Brüno ; 2008-2010) en sont les meilleurs exemples. De son côté, Brüno Thielleux, de « Junk » à « Tyler Cross » en passant par « L’Homme qui tua Chris Kyle » et « Biotope » aura rejoint les plus hautes sphères de la création franco-belge contemporaine, avec un style personnel immédiatement reconnaissable. Marqué par un souci de réalisme documentaire, ses derniers titres ont circonscrit son traitement graphique : place laissée au noir, aplats de couleurs, cadrages cinématographiques, nombreux gros plans, goût pour les détails symboliques et esthétique de la traduction de la violence. Passé par l’Angola et la République démocratique du Congo, Appolo songera dès 2008 à réaliser avec Brüno un album évoquant les soubresauts de la guerre civile, confrontant en parallèle l’Afrique contemporaine et l’esthétique des arts premiers. Plus tard, l’auteur lira également Lieve Joris, écrivaine belge qui racontera une histoire du Congo, de la chute de Mobutu à l’avènement de Laurent-Désiré Kabila (président de 1997 à son assassinat en 2001), du Zaïre à la RDC.
Fiction, récit d’aventure, fable politique, satire sociale, pièce tragique, conte fantastique, BD reportage : « T’Zée » est volontairement multiforme, découpé en actes et ne néglige en rien les croyances bantous d’Afrique centrale (la malédiction de l’esprit des eaux, le sorcier malfaisant ndoki et le thérapeute nganga). Sans nom véritable, le pays imaginaire ici mis en scène a pour voisins et ennemis les « troupes angolaises, congolaises, ougandaises, zimbabwéennes » et sud-africaines (cf. page 24). L’on pourra donc y lire – ou y voir – une transcription de l’ancien Congo belge, devenu République démocratique du Congo (1965), Zaïre (1971 à 1997) puis de nouveau RDC. L’on y trouvera surtout l’histoire éternelle de ces hommes aux pouvoirs démesurés, cédant la mètis à l’hybris, entraînant de fait avec eux tout un peuple et tout un pays dans leur inéluctable et inexorable chute. En 1967, le dictateur Mobutu transforme ainsi le petit hameau de Gbadolite, situé en pleine foret équatoriale, en une ville luxueuse, modestement rebaptisée « le Versailles de la jungle » ! Pillée en 1997, le contenu de ses palais emportés, il n’en subsiste plus aujourd’hui que quelques bâtiments (parfois inachevés) envahis par la végétation…
Philippe TOMBLAINE
« T’Zée : une tragédie africaine » par Brüno et Apollo
Éditions Dargaud (22,50 €) – EAN : 978-2205089752
Editions Dargaud – version spéciale noir et blanc (27,00 €) – EAN : 978-2-205-20341-7
Parution 6 mai 2022
Beau boulot aussi de la coloriste Laurence Croix.