« Bagnard de guerre » : forcément une grande évasion !

Après le remarqué « Pinard de guerre », album sorti en 2021, le duo formé par le scénariste Philippe Pelaez et le dessinateur Francis Porcel récidive avec « Bagnard de guerre » : autre histoire complète. C’est avec plaisir que le lecteur retrouvera leur antihéros tout en verve et dualité : Ferdinand Tirancourt. D’un enfer à l’autre, Tirancourt, encore prisonnier, suscite à nouveau des sentiments forts. Des boueuses tranchées de la Der des ders au soleil du bagne de Guyane, ce personnage à la grande complexité permet aussi aux auteurs d’actualiser un genre narratif : le récit d’évasion.

« Bagnard de guerre » : un titre qui claque, comme un bouchon de liège expulsé d’une bouteille de champagne. Sauf qu’ici, sous le soleil du bagne guyanais, la dive bouteille contient un rhum distillé dans la jungle carcérale, puissant et sauvage. Dans le précédent volume, le lecteur avait connu Tirancourt durant les quatre années de la Grande Guerre, synonyme de compromissions mercantiles, de troufions galvanisés par la piquette, de froid glacial, de torpeur caniculaire, de bombardements, de combats sans merci, du voisinage horrible des cadavres. Ici, sous le soleil sud-américain, seules les pulsions vitales, salvatrices parfois, bestiales aussi, sont toujours de mise.

Documentée, cette nouvelle fiction scénarisée par l’enseignant réunionnais Philippe Pelaez (né en 1970) et dessinée par Francis Porcel se développe autour de Tirancourt : un personnage imaginaire, sans foi ni loi, dont la dualité ne peut laisser pas le lectorat indifférent. Dans ce second récit complet, Ferdinand est condamné à huit ans de travaux forcés et son corollaire à une assignation définitive à résidence en Guyane. Une voix off, la sienne, accompagne çà et là le récit de son immersion dans cet univers rude, viril, létal. Voilà un récitatif vivant, convoquant avec gourmandise un langage populaire, mâtiné de trouvailles verbales et ponctué de descriptifs empruntant à la langue verte. Dans une scène initiale de flash-back, Tirancourt, matricule 11490, tue un autre bagnard qui lorgnait son pécule : 5 600 francs dissimulés dans l’étui métallique de son entre-jambes. Puis le déroulé narratif suit la chronologie. En débarquant en Guyane au terme de 21 jours de mer, Tirancourt rencontre surtout un jeune violoniste juif ayant eu le bon goût d’agresser son antisémite de directeur de conservatoire : David Goren. Tous deux forment le duo amical de l’histoire, un binôme à la vie à la mort, autour duquel gravite l’intrigue puisant ses sources durant la Der des ders. Au bagne, l’accueil est limpide. Le directeur de la pénitentiaire, Combes, s’avère démonstratif : il fait guillotiner un bagnard sous les yeux des arrivants. Puis le directeur du camp, Venne, envoie Tirancourt au camp de Charvein, tandis que David demeure à celui de Saint-Laurent-du-Maroni avec leur brave compagnon Flourens : un réintégré. Charvein, « l’enfer de l’enfer », le camp des fortes têtes, surveillé par les plus sadiques des gardes-chiourmes. Là, Tirancourt est harcelé par un surveillant : Pradines. Pradines, clef du récit, qui récupère le butin de Tirancourt en lui faisant ingurgiter du laxatif, puis le convoque à un rendez-vous d’où Tirancourt sort avec le visage tuméfié… Pendant ce temps à Saint-Laurent, le bagnard Chapelier, « pédéraste actif » selon la terminologie administrative, entend violer son infortuné compagnon de case qu’est David. Mais d’un coup de couteau, ce dernier décolle une oreille de son bourreau potentiel… Dans l’univers interlope de Saint-Laurent où revient Tirancourt après seulement quelques jours passés à Charvein, un autre protagoniste s’oppose à lui et à son jeune protégé : le caïd corse Azlani, dont la richesse lui permet de grandement corrompre la pénitentiaire et dont Tirancourt ignore l’origine de sa haine envers lui… Azlani a fait revenir ce dernier à Saint-Laurent pour assouvir sa vengeance, d’homme à homme… Cependant, Tirancourt trouve bientôt une échappatoire qui consiste à accepter une mission dangereuse de la pénitentiaire : retrouver 44 kg d’or dans le lit du Maroni, ceci en échange de deux faveurs. Mais les deux bagnards chargés de pomper l’air du scaphandre de Tirancourt sont Azlani et un de ses sbires… Mission finalement accomplie, Tirancourt désormais surnommé Le Caïman travaille maintenant à la distillerie de rhum Saint-Maurice, proche d’une crique dont il dit à David vouloir s’évader… Autre faveur réalisée par l’administration, David reçoit un violon, dont il joue aussitôt dans la nuit guyanaise. Dès lors qu’Azlani s’en prend au jeune violoniste, lui brisant un à un ses doigts, Tirancourt le défie en duel et le trucide au fin fond de la jungle. Puis, à la suite d’une évasion avortée aux contours mystérieux, lui et David sont condamnés à deux ans de réclusion sur l’île Saint-Joseph. Là, ils retrouvent à nouveau l’incontournable Pradines…

Naturellement, en Guyane aussi, les ombres du passé planent sur notre antihéros. Or, ce profiteur de guerre jouisseur et cynique, enrichi comme fournisseur de vin pour l’armée française, s’était hier retrouvé à combattre sur le front, prisonnier d’une tranchée isolée entre deux feux, au milieu des poilus. C’est alors que Tirancourt avait sauvé l’un d’eux… Ce ressort narratif permet un ultime rebondissement… Comme quoi, pour Tirancourt, la guillotine sèche porte mal son nom.

S’inscrivant dans la tradition de la littérature consacrée aux évasions, une lignée romanesque marquée par « Le Comte de Monte-Cristo » comme par « Papillon », le scénario de Pelaez, sombre et tonique, dur et humaniste, joliment ficelé, est servi par le dessin réaliste de son compère Porcel. Tous deux ont déjà réalisé « Dans mon village on mangeait des chats » en 2020 : un dessin efficace dans l’esprit d’un Erwan Le Saëc pour ne citer que lui. D’emblée, Porcel prend goût à encrer au pinceau ; son plaisir du plein et du délié saute aux yeux. Il aime aussi à plonger ses personnages dans un clair-obscur appuyé, à jouer avec cette dramaturgie des noirs. Son naturalisme académique est assurément celui d’un excellent dessinateur classique : richesse des anatomies réalistes, différenciation soignée des allures et des trognes, précision des attitudes, perspectives atmosphériques. Nulle esbroufe dans son dessin, mais une justesse au service du récit, allant parfois jusqu’à la légèreté sommaire du croquis. Pas plus de fanfaronnades dans sa mise en scène, mais la même justesse de propos. La récurrence de la partition en trois bandes est cependant parfois contredite par des rythmes plus originaux : tels un dense gaufrier ou une case tout en hauteur marquant l’entrée d’une planche. Sourde, toute en gris colorés, la tonalité des harmonies chromatiques numériques plonge d’emblée le lecteur dans l’atmosphère étouffante des bagnes coloniaux. Surtout, elle demeure intelligemment en deçà du trait, préservant la lisibilité graphique quand d’autres peuvent la perdre dans un jeu pictural trop prégnant. Bref, en 2022, « Bagnard de guerre » a tout d’un bon millésime, aussi gouleyant que le fut « Pinard de guerre » l’an passé.

Ceux des lecteurs qui vouent une affection particulière au Condor (1983-1998) signé du duo Autheman-Rousseau et autres Louis la Guigne (1982-1997) de Dethorey et Giroud apprécieront ce formidable récit d’aventures porté par un personnage attachant, des enjeux forts, un art de la narration et une langue savoureuse. C’est sans aucun doute avec plaisir qu’ils s’évaderont de leur quotidien aux affres médiatiques quand Tirancourt s’évadera du sien. D’ores et déjà, un troisième tome est en gestation. Son probable titre ? « Pancho de guerre ». Tout un programme pour Tirancourt. Décidément, El Hombre ne joue pas au tire-au-flanc avec ses lecteurs !

Jean-François MINIAC 

« Bagnard de guerre » par Philippe Pelaez et Francis Porcel

Éditions Grand Angle (14, 90 €) — EAN : 978-2-8189-8008-8

Parution 30 mars 2022

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