Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...André Oulié : à l’ombre de Zorro !
Bien que né à la fin du XIXe siècle, André Oulié ne s’est tourné vers la bande dessinée qu’à la Libération : il avait 50 ans. Suivront 20 années d’une carrière discrète, placée sous le signe de Zorro : à la fois dessinateur du personnage et collaborateur du magazine portant son nom. Un dessinateur au palmarès beaucoup moins riche que nombre des précédents invités de notre rubrique « Le Coin du patrimoine », mais qu’il est intéressant de découvrir.
Fils d’un employé de commerce, André Oulié est né le 21 février 1898 à Béziers. Dans son unique entretien connu, publié par Haga n° 31/32 en 1977, il se présente comme un « Méridional, Français moyen, sans prétention. Heureux de son sort qu’il s’est créé grâce à son travail, sa volonté et l’amour des siens ».
Appréciant dessiner, il exerce une première activité dans le dessin publicitaire, pratiquant la création, la lithographie, la photographie et la photogravure. Il exerce avec succès cette profession de 1928 à 1939. Mobilisé à la déclaration de la guerre, change de profession une fois revenu à la vie civile, en se tournant vers le dessin animé qui le conduit à Marseille, à Nice, et enfin à Paris. Il participe notamment au court métrage « Astres et désastres » en 1945.
Ses premiers dessins — sur scénarios de Jean Arbuleau — sont publiés en 1945 et 1946 dans la collection Ciné-Images de Sagedi : future Sagédition. Il anime aussi « Kodi et Nanou » pour le même éditeur. C’est alors qu’il rencontre Jean Chapelle, le directeur de la Société française de presse illustrée (SFPI), qui lui propose de prendre en main la rédaction de l’hebdomadaire Jeudi magazine qu’il vient de créer en juin 1946. Entouré d’une équipe de jeunes dessinateurs comme Jean Pape, Claude Henri, Maxime Roubinet… (1), il apprend sur le tas le métier de dessinateur de bande dessinée : profession qu’il va exercer pendant 20 ans.
Assurant le poste de rédacteur en chef de Jeudi magazine, il participe aux nombreuses transformations de l’hebdomadaire qui devient Zorro-Jeudi magazine à son n° 39, Zorro-France-Soir-Jeudi magazine au n° 59, Zorro-Zig et Puce au n° 180, Zorro nouvelle formule au n° 211, brièvement Zig Zag, enfin L’Invincible jusqu’à sa disparition définitive en juillet 1955. Depuis avril 1953, Zorro possède une version en format de poche qui remplace l’hebdomadaire en août 1955. Signalons une version canadienne publiée dans l’hebdomadaire Le Petit Journal, jusqu’au milieu des années 1950. André Oulié occupe la fonction de rédacteur en chef jusqu’en 1956, cédant sa place pour pouvoir se consacrer totalement au dessin. Cette double activité ne l’empêche pas de réaliser de nombreuses bandes dessinées ; ce qui sera aussi le cas pour son successeur et ami : le dessinateur Jean Pape. (1)
20 ans avec « Zorro »
« Fric, Frac, Froc », sa première bande dessinée, démarre dans le premier numéro de Jeudi magazine du 6 juin 1946.
Fric, Frac et leur chien facétieux Froc forment un joyeux trio qui multiplie les catastrophes au grand désespoir de leur entourage.
Pas très convaincante, la série disparaît au n° 52, totalisant seulement 32 pages.
À la même époque, il est aussi l’auteur d’une rubrique sur le dessin animé signée O. André.
Entretemps, André Oulié s’est tourné vers le réalisme avec une série de science-fiction au scénario écrit par un certain Saint Saviol : « Rendez-vous sur Mars dans 51 jours », proposée du n° 21 (24/10/1946) au n° 78.
Roland Sainclair accompagne le professeur Archimbald en route pour la planète Mars à bord d’un astronef emportant cent hommes d’équipage : une destination ratée qui les conduira sur Phobos où règne Néro le cruel.
Ce récit, qui ne manque pas de charme, est divisé en trois parties, mais les deux dernières sont confiées au jeune Claude-Henri. (1)
Les éditions Apex réunissent ces pages dans trois albums aux tirages limités en 2000.
Dès le n° 39 (28/02/1947) du journal désormais titré Zorro, André Oulié devient le titulaire des aventures du héros qui porte son nom.
Imaginé en 1919 par l’américain Johnston Mc Culley (1883-1958) dans « The Curse of Capistrano », Don Diego de la Vega, le visage dissimulé par un masque noir lorsqu’il devient Zorro le justicier, est le fils d’un riche propriétaire terrien qui défend la population californienne contre le cruel gouverneur espagnol.
Le personnage n’est pas un inconnu pour les jeunes lecteurs : il est présent au cinéma, mais aussi dans les magazines de BD où il est campé en 1939 par Tori dans Jumbo, puis par Gal (Georges Langlais) (2), Bob Dan (Robert Dansler) (3) dans L’Intrépide, Eu. Gire (4) dans la Collection Hurrah !…
Notre publicitaire quinquagénaire, recyclé depuis peu dans la bande dessinée, s’approprie fort brillamment le personnage dont il va signer des milliers de pages.
Proposée en première page du journal, cette série est divisée en épisodes à suivre aux titres évocateurs : « Zorro contre X », « La Justice de Zorro », « Le Fils de Zorro », « Le Fils du soleil », « Le Hors la loi », « La Révolte des Sioux »…
Une trentaine d’épisodes sont publiés sans interruption jusqu’à « Face aux Peaux-Rouges », épisode qui prend fin dans le n° 144 et dernier de L’Invincible (07/1955).
Champion du recyclage des bandes dessinées qu’il édite, Jean Chapelle multiplie les magazines proposant des reprises.
C’est bien sûr le cas pour « Zorro » qui est présent dans Supplément de Zorro : bimensuel, puis mensuel, au format à l’italienne comptant 112 numéros, qui est lancé en avril 1948.
31 de ces fascicules proposent des reprises du héros d’André Oulié, jusqu’en février 1952 : n° 1 à 10, 13, 15, 17, 19, 33, 37, 41, 43, 47, 49, 51, 53, 55, 84, 88, 106 et 109.
Une nouvelle série de 36 numéros paraît à partir d’avril 1953, reprenant chronologiquement la série.
Zorro magazine, un autre bimensuel au format à l’italienne, est lancé en juin 1950 : mais malgré son titre, le héros en est absent.
Une seconde série de 29 numéros sort à partir d’août 1951 avec des reprises de « Zorro » dans les n° 17, 21, 23 et 26.
En mars 1953, Zorro donne son nom à un format de poche mensuel dans lequel André Oulié réalise des épisodes inédits de 15 à 60 pages en noir et blanc. Après l’arrêt du titre au n° 35 (02/1956), une nouvelle série prend la suite et se poursuit jusqu’au n° 153 (12/1967).
D’autres séries de ce format de poche seront proposées jusqu’aux années 1980, mais André Oulié en est absent.
Le dernier épisode portant sa signature (« Le Trouble-fête ») paraît dans le n° 140 de janvier 1967.
Pour marquer l’évènement, André Oulié signe la couverture du n° 141 où il est remplacé par Jean Pape qui, pour sa part, réalise celle du n° 140. Après Jean Pape, le studio italien Del Principe prend la suite, en alternance avec le Français Maxime Roubinet. (1)
André Oulié est l’auteur de toutes les couvertures des formats de poche, mais aussi des 40 numéros du trimestriel Spécial Zorro qui, d’avril 1958 à octobre 1967, réédite d’anciens épisodes : toujours l’art du recyclage !
On lui doit aussi les couvertures de la plupart des albums des séries de la SFPI édités par Chaix.
Lorsqu’Oulié n’est pas son propre scénariste, les aventures de Zorro sont écrites par Moreau de Tours, Michel Robineau, Marco Rob, Madame Landesjean, Px Doé… et même Pierre Dupuis.
Son trait original, qui fait penser à la carte à gratter, est reconnaissable au premier regard : plus particulièrement pour les épisodes parus dans les poches en noir et blanc ou avec une unique couleur complémentaire.
Quatre albums, publiés en 1955 et 1956 par les éditions Chaix, reprennent des pages issues de l’hebdomadaire L’Invincible.
Notons que le Zorro français a poursuivi ses aventures sous d’autres crayons, en d’autres lieux : toujours à la SFPI, en 1977, dans un album écrit par Raymond Maric pour Pierre Frisano, puis dans les pages du Journal de Mickey où, une fois le matériel américain épuisé, il est mis en images par Robert Rigot, puis par Carlo Marcello.
« Zorro », mais pas que…
En 1948, en accord avec les éditions du Lombard qui ne proposent pas encore d’édition française de l’hebdomadaire Tintin, Jean Chapelle achète les droits de reproduction des aventures de Corentin de Paul Cuvelier.
Curieusement rebaptisée Robin, la publication de ses exploits en Inde débute dans le n° 103 (24/05/1948) de Zorro.
Proposées en grand format et en couleurs, les pages de Cuvelier sont calquées par le jeune Jean Pape, afin d’éviter les frais de photogravure.
Lorsque l’hebdomadaire Tintin débarque en France, les éditions du Lombard cessent leur collaboration avec la SFPI. En compensation, Jean Chapelle obtient le droit de poursuivre la série « Robin ». C’est André Oulié qui réalise cette nouvelle version, et non sans talent.
La première planche publiée dans le n° 135 (09/01/1949) prend la suite du récit en cours et ne manque pas de qualité. Désormais accompagné par le singe Yoko, Robin devient un enfant de la jungle lambda, aux prises avec les trafiquants et les tyrans de tous poils.
La série se poursuit en couleurs jusqu’au n° 144 et ultime de L’Invincible, en 1955, avec ses titres évocateurs : « La Table de pierre », « La Harde blanche », « Le Maître des fauves », « Les Monstres de la mer », « Chasseurs de fauves », « Troubles à la frontière », « Les Naufrageurs »…
Quelques récits ont été dessinés par Pierre Chivot et Maxime Roubinet. En 1953 et 1954, les 15 numéros du fascicule mensuel Robin l’intrépide reprennent ces récits et proposent quelques inédits.
Certains de ces épisodes sont réunis dans quatre albums publiés par Chaix en 1955.
« Robin » ne disparaît pas avec l’hebdomadaire, car ses aventures se poursuivent sous le titre « Robin l’intrépide » : sous forme de récits complets en noir et blanc dans les premières séries du format de poche Bimbo, de 1954 à 1958.
En 1958, la série devient brièvement « Moussa » : du nom d’un jeune noir dont Robin a croisé la route. Après Bimbo, « Robin » vit de nouvelles aventures inédites dans le poche Dennis, de 1958 au n° 79 d’avril 1962. Au scénario, on retrouve les noms de Michel Bergerac, Moreau de Tours, Marco Rob et Madame G. Richer. Quelques histoires sont entièrement réalisées par Moreau de Tours.
Robin/Corentin aura vécu bien plus d’aventures sous le crayon d’André Oulié que sous celui de son créateur qui conserve un excellent souvenir de ce travail : « J’ai eu le plaisir de prendre la suite d’une histoire de jungle qui prit le titre de “Robin l’intrépide”. Le jeune garçon, Robin, m’était sympathique. Il avait fort à faire avec les habitants de la jungle, les indigènes et les fauves. Je me plaisais au milieu de cette faune, jusqu’au jour où les “indigènes” ont évolué jusqu’à troquer leurs pagnes pour des costumes européens, avec faux col et manchette, képis galonnés et décorations. Mon histoire n’était plus dans le vent ».
Il signe également quelques histoires indépendantes dans le mensuel Arc-en-ciel, entre 1955 et 1958.
Puis, il crée (avec le scénariste Moreau de Tours) « Frédéri de la grand Mar » : série qui, malgré des points communs, n’a pas de rapport avec le western camarguais homonyme de Robert Rigot publié dans Cœurs vaillants.
En Camargue, Frédéri est un jeune gardian courageux combattant les malfaiteurs qui cherchent à nuire à la manade dont il est responsable.
De courte durée, cette série est publiée en sept épisodes par le poche Bimbo, en 1962 et 1963. Une autre histoire figure en 1967 au sommaire du poche Amigo.
La même année, toujours dans Amigo, il dessine l’unique épisode du western « Tom Clark ». Ce récit est le dernier mis en images par André Oulié dans le style réaliste que nous lui connaissons.
Sa carrière n’est pourtant pas vraiment terminée. À partir de mars 1967, il est présent dans le premier numéro du mensuel pour jeunes enfants Toutou journal produit par la SFPI.
Il adapte avec fraîcheur les aventures de Monsieur Toutou, Zouzou la petite chatte et Kiki la grenouille, héros du feuilleton d’animation à succès « La Maison de Toutou » diffusé par la télévision.
Ne possédant pas toute la collection, nous pouvons toutefois penser que sa collaboration s’est poursuivie jusqu’au milieu des années 1975.
Retiré en 1968 dans son Hérault natal, il décède le 29 mars 1996, à l’âge de 98 ans.
La ville de Serigan, où il repose, a organisé une exposition de ses œuvres en 1997, à l’occasion de son festival de BD.
Malgré une carrière ayant débuté tardivement, André Oulié laisse des milliers de pages réalisées dans un style personnel au charme aujourd’hui désuet. S’il demeure avant tout le dessinateur de Zorro, il ne faut pas oublier sa reprise originale de « Robin »/« Corentin » qui serait digne, elle aussi, d’une exhumation : même s’il ne faut pas trop rêver…
Henri FILIPPINI
Relecture, corrections, rajouts, compléments d’information et mise en pages : Gilles RATIER
Merci à Gwenaël Jacquet pour son travail d’amélioration des scans de base.
(1) Voir Jean Pape : l’homme aux deux casquettes…, Claude-Henri Juillard : l’élégance du trait… (première partie), Claude-Henri Juillard : l’élégance du trait… (deuxième et dernière partie), Décès de Maxime Roubinet… et Maxime Roubinet : l’exotisme au cœur de la grande Histoire….
(2) Voir Gal : Georges Langlais à la ville ?.
(3) Voir Robert Dansler dit Bob Dan. : l’âge d’or des récits complets….
(4) Voir Connaissez-vous Eu. Gire ?.
« Bien que né à la fin du XVIIIe siècle… » Quelle longévité! André Oulié a vécu presque 2 siècles.
Coquille, évidemment !
Nous corrigeons…
Bien cordialement
La rédaction
Encore un très beau dossier !!
Merci Henri !
Bonjour,
S’il est né fin du 18è siècle, il avait 150 ans à la libération !
Je rigole et je sais combien c’est désagréable les gens qui signalent une mini coquille dans un travail que je présume très important !
Merci pour ce nouvel article très intéressant.
Michaël