« Morgue pleine » : des souris et des hommes, des dragées sans baptême…

Après les très réussis « La Princesse du sang », « Fatale », et « Nada » (1), le duo Headline-Cabanes adapte de nouveau Manchette, écrivain culte de polars. Son univers griffé par les années 1970 est magnifié par la mise en images de Cabanes, avec son trait vif et des couleurs toujours impressionnantes. Dans cet album, il y a plus d’humour (noir), moins de femmes fatales, mais une description désabusée et quotidienne de la vie nocturne, de la police, du milieu. On suit Tarpon, juste sorti de son alcool pour tomber sur une possible tueuse, une morte, des flics, un vieux combinard, des révolutionnaires, et bien d’autres. Et ce n’est pas fini, c’est même loin de s’arrêter…

Une nuit, Eugène Tarpon, détective privé à son compte, après une brève carrière dans la gendarmerie, recueille une jeune femme perdue ne sachant où aller, car sa colocataire, une blonde qui putassait, s’est fait égorger. Brave type derrière ses airs de durs à qui on ne la fait pas, il accepte de la soutenir et se trouve entraîné dans une série d’évènements qui vont le dépasser. Il croisera donc le chemin de la police, toujours suspicieuse, d’un vieux qui va l’aider, de truands qui l’enlèveront… La jeune femme qui a tout déclenché se fait appeler Memphis Charles : vraie ingénue ou manipulatrice ? Malgré son dégoût de la violence, Tarpon va devoir se servir de son feu, au moins pour se défendre dans cet univers impitoyable et essayer de sortir de cette nasse. Et de temps à autre, quelques brefs passages éclairent un peu sur son passé, ses blessures…

Doug Headline, le fils de Jean-Patrick Manchette, a bien fait de vouloir faire passer les romans de son père en BD depuis 2009 : c’est une deuxième vie, ils tiennent le coup et trouvent même, avec un grand dessinateur, une forme qui leur va bien. Comme pour tous les graphistes hyper doués (disons de Moebius à Al Coutelis, de Cabu à François Boucq, par exemple), les dessins enlevés et instinctifs de Max Cabanes tiennent tout seuls et forment une suite graphique fascinante. À partir d’un univers quotidien, sur la base de dialogues savoureux et au fil de l’arrivée des personnages, le dessinateur nous offre des planches prenantes, de plus en plus passionnantes, au fur et à mesure de la lecture.

La narration et les dialogues des Manchette père et fils font mouche, entre argots de truands et celui de la police — qui peut rappeler à certains autant le Frédéric Dard première période (noire) et le cinéma de Melville, la rage et les idées politiques en plus — font beaucoup dans le plaisir de suivre cette histoire. Celle-ci prend le temps de se développer, sans raccourci, pour bien faire apprécier le temps réel des personnages. Derrière le dessin réaliste (mais stylisé, très personnel), se trouve une poésie particulière qui fait vivre les personnages, à la fois présents, et ailleurs. Et comme pour les trois adaptations des romans de Manchette précédents, le sens de la couleur et de la lumière illuminent cette équipée souvent nocturne. Une BD de 102 planches, soit l’équivalent de deux albums, à un prix raisonnable, égal à celui de 2014 pour « Fatale ».

Édition spéciale chez Dupuis (35 €) — EAN : 979-1034757312.

Un délice ! À savourer au long cours…

Patrick BOUSTER

(1) « Fatale » et « Nada » ont été chroniqués sur BDzoom.com (avec une évocation du premier publié en deux volumes 2009 en 2011) : ici « Fatale » par Max Cabanes et Doug Headline et ici Nouvelle adaptation réussie d’un polar de Manchette par Max Cabanes !.

« Morgue pleine » par Max Cabanes et Doug Headline, d’après Jean-Patrick Manchette

Éditions Dupuis, collection Aire libre (22 €) — EAN : 9 791 034 733 446

Parution 22 octobre 2021

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2 réponses à « Morgue pleine » : des souris et des hommes, des dragées sans baptême…

  1. Capitaine Kérosène dit :

    Ouch ! Les couleurs et le dessin ont subi une très nette dégradation depuis Nada, qui lui-même était déjà moins réussi graphiquement que Fatale Je retire immédiatement Morgue pleine de ma liste d’achats.

  2. Patrick BOUSTER dit :

    Je nuancerai votre avis, sans vouloir le changer, en faisant valoir d’abord que c’est subjectif, et le style, ou la manière, évolue avec le temps (et né en 47, il a 74 ans), et qu’on peut apprécier différemment ses albums. Et ses couleurs restent fortes sur « Morgue pleine ».
    J’ai beaucoup aimé Nada, y compris graphiquement, et ne le trouve pas inférieur à Fatale. Selon moi ils sont équivalents.

    Si on juge « Morgue pleine » trop faible, alors, il faut sacrément sélectionner ses lectures aujourd’hui, car il y en a peu de la taille de Cabanes…
    Et nous voyons bien, en « nouvelle BD » ou en roman graphique par ex., que beaucoup de gens ont des problèmes de base avec le dessin, le style ou l’élégance, les proportions, les représentations…
    Je ne cite surtout pas de nom, autant par devoir de neutralité que par volonté de paix, mais évidemment on peut les reconnaître… y compris dans les produits « politiquement corrects » ou à la mode.

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