Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Le Piège américain » : le cadre maudit de l’affaire Alstom…
Affaire d’État très médiatisée, preuve flagrante de l’impitoyable guerre secrète à laquelle se livrent les grandes nations autour des fleurons de l’industrie, l’affaire Alstom illustre comment les États-Unis et General Electric ont contraint le groupe français à vendre sa part d’énergie. Préalable à ce scandale à 12 milliards d’euros, un homme, Frédéric Pierucci, se retrouve inculpé pour corruption et incarcéré par le FBI. Enquête, pressions, manipulations, causes et effets liés à cette revente forcée : après 14 mois passés en prison, Pierucci témoigne, en 2019, auprès du journaliste de France Inter Matthieu Aron. Hervé Duphot adapte à son tour cette expérience hors normes, au sein des rouages de la justice américaine…
Comme dans le plus sombre des thrillers hitchockiens (au choix, « Chantage », « Le Faux Coupable » ou « L’Étau » !), Frédéric Pierucci se retrouva prisonnier en avril 2013 d’une toile géopolitique et économique aux enjeux internationaux considérables. Une affaire qui dépassait amplement le respect de la morale ou des droits vis-à-vis d’un protagoniste devenu plus isolé que jamais. Né en 1968, Pierucci accède dans les années 2000 au poste de directeur mondial des ventes et du marketing pour la filière des chaudières d’Alstom, qui représente à elle seule 4 000 salariés et 1,4 milliard de chiffre d’affaires. La firme Alsthom (contraction d’Alsace et de Thomson-Houston… une ancienne filiale française de General Electric !) était connue, depuis 1928, pour la fabrication de locomotives et de moteurs. Rebaptisée Alstom en 1998, elle s’était diversifiée dans les années 1990 en embrassant les secteurs porteurs de l’électronique de défense et des télécommunications. Après divers rachats et reventes (considérées aujourd’hui comme de lourdes erreurs stratégiques), le groupe s’était néanmoins retrouvé en grandes difficultés financières en 2004. Sauvée par l’État, la multinationale française s’était dès lors reconcentrée sur l’industrie d’énergie, tout en se lançant à la recherche de nouveaux partenaires.
Au début de l’année 2010, Alstom vise ainsi une stratégie de rapprochement avec ses anciens concurrents russes et chinois, dans l’idée de créer une future division commune de l’énergie basée à Singapour. Pierucci est précisément choisi pour superviser cet accord et prendre la direction de cette future entreprise. C’est à l’évidence sans compter sur les États-Unis, qui voient d’un mauvais œil une alliance dont ils se retrouvent de fait exclus…
Le 14 avril 2013, cinq agents du FBI arrêtent Pierucci à New York, lors de sa descente d’avion à l’aéroport J. F. Kennedy. Incarcéré de manière abusive dans un pénitencier de haute sécurité du Rhode Island, le directeur marketing se retrouve pris entre le marteau et l’enclume. D’un côté le département de la justice américain, de l’autre une entreprise devenue la cible de plusieurs enquêtes (pour corruption)… et cherchant à en dire le moins possible. Car, de la Grande Bretagne au Brésil, de l’Italie à la Pologne, de la Norvège à la Tunisie, des Bahamas à la Zambie, le groupe Alstom se retrouve effectivement impliqué, entre 2004 et 2014, dans diverses affaires et procès pour corruption. Tous dénoncent les mêmes pratiques frauduleuses : pots-de-vin versés à des fonctionnaires, entente illégale entre entreprises, enrichissement personnel. La loi américaine FCPA (Foreign Corrupt Practices Act), actée en 1977, permet effectivement aux États-Unis de traquer les malversations d’une entreprise aux quatre coins du globe, dès lors qu’elle est cotée à Wall Street ou que ses transactions transitent par le circuit financier américain. Fragilisée, Alstom finira par payer une amende record de 772 millions de dollars auprès de la justice américaine en décembre 2014. Trois autres collaborateurs ayant été arrêtés entretemps sur le sol américain, la direction d’Alstom entérine à la même période le rachat de la branche énergie par General Electric, pour 12 milliards d’euros. Le ministre de l’Économie, Arnaud Montebourg, non informé de la situation calamiteuse par le PDG d’Alstom (Patrick Kron), fulmine. Une catastrophes stratégique, puisque les États-Unis ont la mainmise sur l’entretien et le renouvellement des 58 réacteurs nucléaires français, sans compter la propulsion de quatre sous-marins nucléaires et du porte-avions Charles-de-Gaulle !
Enfermé durant plus de deux années, Pierucci est devenu un moyen de chantage, une arme économique et un outil de déstabilisation. Lors de la parution de l’essai « Le Piège américain » (Lattès, janvier 2019), il expliquera sans détours : « Mon histoire illustre la guerre secrète que les États-Unis livrent à la France et à l’Europe en détournant le droit et la morale pour les utiliser comme des armes économiques. L’une après l’autre, nos plus grandes sociétés (Alcatel, Total, Société Générale et bientôt d’autres) sont déstabilisées. Ces dernières années, plus de 14 milliards de dollars d’amende ont ainsi été payés par nos multinationales ces dernières années au Trésor américain. Et ce n’est qu’un début… » Ces dernières années, Alstom aura cependant pu retrouver une grande part de sa propre puissance, transformant la firme en numéro deux mondial du ferroviaire : contrat de deux milliards de dollars pour la construction du train allant de Boston à Washington DC via New York et Philadelphie (2016), construction du métro de Dubaï (2016-2021), TGV du futur de la SNCF (contrat de trois milliards d’euros signé en 2018), construction de bus électriques pour la RATP (2019), acquisition pour 6,2 milliards d’euros des activités ferroviaires de l’entreprise canadienne Bombardier Transport (2020), opérateur du Grand Paris Express (2021).
Focalisé sur l’odyssée vécue par Pierucci et adaptant l’essai de Matthieu Aron, le présent one shot de 136 pages s’illustre en couverture avec un homme victime d’un chantage d’État. Assis sur le banc des accusés, sous l’écrasante bannière du Stars and Stripes symboliquement transformé en grilles et barreaux de prison, le PDG attend son sort incertain. Comme l’indique le titre et la vue en plongée, l’individu apparait isolé et piégé, subissant une pression psychologique autant que des menaces issues des sombres coulisses des « Dessous de l’affaire Alstom ». Face au système, l’arbitraire devient la norme, puisque ni juges ni policiers ni témoins ni avocats ni parties civiles ne sont visibles. Les couvertures alternatives proposées par Hervé Duphot (« Simone Veil : l’immortelle » en 2018 ou « Le Jardin de Rose » en 2020) ont les mêmes degrés de connotation, tant par les couleurs que par le jeu des références démultipliées : l’atmosphère du thriller, du polar et du film carcéral, la case prison du Monopoly, la spirale et le vertige hypnotique dessinés par Saul Bass pour l’affiche de « Sueurs froides » en 1958. L’album lui-même, traité en bichromie, reste d’une très grande lisibilité en dépit de la masse de détails et d’informations communiquées.
Refusant de se transformer en taupe auprès du trésor et du département de la justice américain, cependant lâché par son PDG Patrick Kron et licencié par Alstom dès septembre 2013, Pierucci aura été le seul à payer. Condamné initialement à deux ans et demi de prison en 2017 (après 14 mois de préventive), libéré sous caution, il n’aura eu de cesse de militer pour le rachat du pole nucléaire de General Electric. Il continuera de se battre, argumentant jusqu’au plus haut sommet de l’état et tentant de faire revenir dans le giron français la turbine Arabelle, qui équipe l’ensemble des centrales nucléaires des l’hexagone. Une bataille contre des moulins à vents ? Non : comble ou paradoxe de cette affaire, EDF est véritablement en passe d’accomplir la chose en 2021… Car, à son tour fragilisée (depuis 2016) et accusée d’une fraude comptable de 38 milliards de dollars, General Electric est forcée de vendre actuellement ses actifs ! L’économie ne gère jamais ses états d’âme.
Philippe TOMBLAINE
« Le Piège américain : les dessous de l’affaire Alstom » par Hervé Duphot, Frédéric Pierucci et Matthieu Aron
Éditions Delcourt (18,95 €) – EAN : 978-2-413037385
Parution 03 novembre 2021
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