« Le Droit du sol : journal d’un vertige » : Étienne Davodeau, très terre à terre !

De la grotte occitane de Pech Merle jusqu’au projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure (Meuse), Étienne Davodeau invite ses lecteurs à voyager dans le temps et dans l’espace. Inscrit dans le récit du réel, l’auteur n’a pas hésité à marcher un mois durant entre ces deux sites, afin d’interroger notre rapport au sol, à l’environnement ; et, au-delà, pose la question cruciale du legs offert aux générations futures… En quête de journalisme augmenté, le bédéiste est accompagné dans sa démarche par sa compagne, par des amis ou par des spécialistes : en 216 pages, Davodeau marque ainsi la BD reportage d’un nouvel album indispensable.

Le début du voyage : planches 7 et 8 (Futuropolis, 2021).

Entrepris entre juin et juillet 2019, le courageux périple piétonnier de Davodeau aura vu son auteur loger chez l’habitant ou à la belle étoile, emprunter des détours inattendus ou prendre le temps du questionnement. Une traversée physique de la nature, à l’épreuve du relief, qui dicte notamment la question de la responsabilité collective. Comment, de fait, l’humanité peut-elle progresser dans le registre énergétique afin de protéger au mieux « la peau du monde » ?

Coupé en deux parties distinctes par son titre, le visuel de l’album explicite clairement sa trame : relier deux lieux, deux régions et deux époques éloignées autour de la thématique naturelle du sol. En guise de redoutable effet miroir et de mise en abyme, les contreforts des Causses du Quercy ne semblent à priori pas avoir grand-chose en commun avec un sol recouvrant des déchets radioactifs. Sauf à songer au « vertige » évoqué dans la deuxième partie du titre : la question légaliste du « Droit du sol », en lien avec le lieu de naissance et la nationalité d’un individu, est apparue au XIVe siècle en France. Flux et politiques migratoires propagèrent ensuite cette notion dans l’ensemble des pays occidentaux, où elle remplaça l’antique notion de droit du sang (appartenance à une famille, une tribu ou un peuple). Problème à l’heure de toutes les interrogations écologiques, le droit du sol est en vérité multiple : civil (droit de propriété), rural (exploitation agricole), urbanistique (affectation des terrains), en lien avec la santé (pour le captage d’eau potable). De même, de quoi parle-t-on exactement en évoquant le « sol » ? Terre, propriété, espace naturel, ressource, patrimoine éco-systémique, environnement évoluant au rythme de sa végétation ou de ses implantations humaines ; les uns comme les autres impliquant par ailleurs un étagement, un volume autant qu’une superficie. Et donc un – ou plutôt des… – sous-sols ! Depuis 2016 et le vote de la loi sur la biodiversité, les sols ont toutefois été reconnus comme éléments de l’environnement « constitutifs du patrimoine commun de la nation », dont la protection et la restauration sont reconnues d’intérêt général par l’article L. 110-1 du code de l’environnement.

Sols, roches et grottes... (planches 10 et 11 - Futuropolis, 2021).

Auréolé de nombreux prix, Davodeau aura souvent mis en valeur le militantisme pour des causes justes (« Les Mauvaises Gens » en 2005, « Un homme est mort » en 2006), l’aventure de la condition humaine (« Lulu femme nue » entre 2008 et 2010 ; film en 2014), l’histoire politique nationale (« Cher Pays de notre enfance » en 2015 ; « Histoire dessinée de la France » en 2017) et l’initiation réciproque (« Les Ignorants », 2011, ouvrage qui reparaît en octobre dans une édition anniversaire unique, augmentée d’un entretien et de photos inédites ; « Le Chien qui louche », 2013). Dans « Rural ! » (2001) ou le collectif « Rupestres ! » (2011), l’auteur racontait déjà l’amour de la terre et la quête des origines, s’interrogeant en parallèle sur l’importance du support (sol ou roche, compris comme l’écorce de la mère terrestre), l’initiation créatrice… et la place de l’artiste.

Une nouvelle couverture pour « Les Ignorants » (Futuropolis, 2021).

Des peintures rupestres, trésors de l’humanité encore protégés, jusqu’aux déchets nucléaires enfouis, synonymes de malheur annoncé pour les espèces vivantes. Étienne Davodeau, sapiens parmi les sapiens, interroge en marcheur-observateur notre étrange rapport au sol. Accompagné de spécialistes dont il restitue les conversations documentaires, l’auteur témoigne d’une Terre hors normes, où l’humain doit tout au sol qu’il arpente depuis des millénaires. Jusqu’à en oublier les valeurs Rappelons qu’à Bure, tout n’est encore qu’à l’état de projet : depuis 1999, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) doit évaluer les potentialités et conséquences du stockage à 500 mètres de profondeur prôné par le dispositif Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) ; sachant que les diverses questions environnementales agitent comme il se doit plusieurs associations locales et nationales. Des réponses qui devront venir rapidement, car l’ensemble de la filière du nucléaire doit savoir à quoi s’attendre pour s’organiser au mieux d’ici à 2035. Ce processus, complexe, prend qui plus est place au sein d’un débat politique mondial concernant la sortie du nucléaire civil, ce alors que la France continue de croire en cette filière, faute de véritable solution à la transition énergétique.

Traces et strates (planche 15 - Futuropolis, 2021).

Toujours aussi exigeant et personnel, le travail de Davodeau, constitué de lavis noir et blanc comme autant d’esquisses ou croquis en ligne claire, continue d’être étonnant et fascinant. Dans une démarche qui souligne les grands défis du siècle (à la manière d’Emmanuel Lepage dans « Un printemps à Tchernobyl »), l’auteur développe et dispense planche après planche sa philosophie des strates : observer, décrire, interroger, expliquer, transmettre… de génération en génération, pour mieux comprendre la terre où nous évoluons.

Philippe TOMBLAINE

« Le Droit du sol : journal d’un vertige » par Étienne Davodeau
Éditions Futuropolis (25,00 €) – EAN : 9782754829212

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