Fabrice Meddour et Alexine : l’ombrelle du fantastique !

Selon une légende oubliée, « celui qui voit la fille du quai y reste à jamais enchaîné ». Or, Haurel, huit ans, voit précisément son destin bouleversé par une étrange apparition sur le port : une femme, semblant l’attendre sous son ombrelle… Conjuguant le conte maritime fantastique, le thriller horrifique et le drame romantique, Alexine et Fabrice Meddour nous invitent dans leur fascinant univers, monde sulfureux et maudit où les références à la littérature de genre abondent.

La mort et la mer, deux miroirs de l'éternité (planche 1 - Glénat 2021).

« Quiconque voit la fille du quai périra par la fille du quai ». Confronté à cette implacable épée de Damoclès, décrite comme une malédiction récurrente, Haurel est inexorablement attiré par celle qui l’entraînera dans la mort. Dictant l’entièreté du récit, cette relation pour le moins ambigüe en rappellera d’autres : c’est le monstre qui fascine, séduit, ensorcèle ; et plus encore lorsqu’il s’agit d’une créature féminine. De Psyché, Méduse ou les sirènes jusqu’aux stryges, harpies, « Vénus d’Isle » (Mérimée, 1834), « Carmilla » (Sheridan Le Fanu, 1872) ou « La Vouivre » (Marcel Aymé, 1943). Autre référence avouée : les monstres marins, en particulier le squale géant du « K » de Buzzati (1966) : hantise du jeune Stefano qui le fuit toute sa vie en tentant de rester loin des côtes. Naturellement, monstres et légendes obligent, tout ou presque est symbolique ou initiatique : selon le canevas attendu, le héros messianique ira jusqu’à terrasser celui ou celle qui bouscule l’ordonnancement du monde, le monstricide – souvent jeune ou adolescent – gagnant alors la reconnaissance de l’état adulte. L’on pourra toutefois prendre en considération d’autres pistes, développées de l’antiquité à nos jours : ainsi, le monstre et le héros ne seraient-ils pas des figures inversées, l’un comme l’autre pouvant brusquement changer de statut ? Le monstre et sa difformité n’annoncent-ils pas par ailleurs des jours sombres pour le monde des humains, tel un présage de mauvais augure, repoussoir que nul ne veut prendre en considération à temps ?

Le pont et des pions (planches 2 et 3 - Glénat 2021).

Par son titre (résonnant tel un polar) et son visuel de couverture (relativement romantique), « La Fille du quai » s’amuse des fausses apparences, en jouant sur l’ensemble des éléments précités. Car, à y regarder de plus près, le contraste offert par cette inconnue en contreplongée est frappant, inquiétant : dichotomique (noire et blanche), ne révélant pas ses traits (et donc son identité), faisant fuir toute présence humaine (ni marins, ni marchands, ni passants dans le décor portuaire présenté), aux frontières de trois mondes (ciel, mer et terre), nimbée d’une chromatique sépia renvoyant aux souvenirs et au passé, « La Fille du quai » est par essence irréelle, évanescente, beauté intemporelle aussi fantasmagorique que fantomatique. La composition, dont le sujet central n’est pas sans rappeler une toile impressionniste de Monet (« Femme à l’ombrelle tournée vers la gauche », 1886) partage là encore une certaine fascination pour son sujet central, la figure humaine, ici dédoublée par celle du monstre sous-jacent.

Huile sur toile représentant le modèle préféré de Monet, Suzanne Hoschedé, en 1886.

Ancienne agent de Crisse et scénariste de « Bianca » (2010) chez Dupuis dans la collection Sorcières, Alexine s’est associée avec Fabrice Meddour, auteur avec Damien Marie de la récente série « Après l’enfer » (Bamboo, 2019-2021 ; voir l’entretien accordé par les auteurs à notre chroniqueur jeunesse Laurent Lessous en février 2021).

La scénariste explique : « La genèse de notre histoire prend naissance dans le désir de Fabrice d’aller vers des nouvelles et romans qui l’avaient marqué, ainsi qu’une envie d’explorer des univers graphiques qui lui permettaient de se lâcher, de donner vie a des mondes proches du nôtre mais en même temps totalement inexistants, comme dans ses architectures inversées. Il m’a donc fait part de son admiration pour la nouvelle « Le K » de Dino Buzzati, l’histoire d’un monstre marin qui suit et harcèle un jeune garçon, et pour le roman d’Italo Calvino, « Le Baron perché », avec un personnage qui ne met jamais le pied au sol. Ce dernier lui permettait d’avoir son personnage en permanent mouvement, toujours en vol, avec des positions du corps qu’il n’aurait retrouvé sous aucune autre condition. Le premier récit nous donnait quant à lui une idée du type de scénario ; ce qui m’a immédiatement plu et m’a donné l’envie de tenter d’écrire ce scénario. De là est née notre collaboration : je lui ai fait une premiers proposition, me basant sur ce qu’il souhaitait et me dirigeant pour ma part vers les contes sombres que j’affectionne. J’admire beaucoup en BD ces contes revisités comme le « Peter Pan » de Loisel où tout ne se finit pas bien mais qui explore l’âme des personnages. Bien que notre histoire se soit un peu inspirée de tous ces univers, elle n’est l’adaptation de rien d’existant. Nous avons travaillé et retravaillé nos premiers écrits afin de garder des petites étincelles de toutes ces références, en y ajoutant tout ce qui nous plaisait. En quelques mots, un conte destiné aux adultes qui rappelle qu’on ne peut tout contrôler, et surtout pas sa destinée. »

« Pour moi, le pitch se résumait ainsi : c’est l’histoire d’un conte, mais pas un de ceux que l’on raconte aux enfants le soir au coucher. Non, un conte sombre et poétique, nostalgique et désarmant ; un conte qui ressemble à sa tragique légende. Car il est de ces légendes que les vieilles gens racontent mais que les jeunes âmes ne savent pas. Celle-ci dit que dès lors que tu croises le regard de la fille du quai, toi qui est seul à la voir, tu es inexorablement lié à son tragique destin. Haurel, enfant étrange et fantasque ne posant plus pied sur le sol où l’on a enterré sa mère, n’a plus goût à grand-chose quand ses yeux aperçoivent l’invisible ombrelle et la mélancolique jeune femme qui se promène en dessous. Sans le savoir, il vient de croiser sa destinée et cette apparition, alors exclusive, va faire de lui, de sa vie et des siens, les proies de la légende. »

Au final, ce one shot de 64 pages réalisées en couleurs directes a le mérite essentiel de ne rien laisser au hasard : scènes, séquences, péripéties et personnages y trouvent toute leur logique, dans une mise en page graphiquement dynamique et détaillée. Une réussite visuellement digne, dans un genre et un style proche, des albums de Guillaume Sorel, auteur en particulier de l’adaptation de « Le Horla », publiée chez Rue de Sèvres en 2017.

Philippe TOMBLAINE

« La Fille du quai » par Fabrice Meddour et Alexine
Éditions Glénat (15,50 €) – EAN : 978-2344009024

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