Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Chien artiste (mais pas chienne de garde), Ecoline trouve sa voie dans le Paris des impressionnistes…
En ce XIXe siècle finissant, Ecoline se balade à quatre pattes dans la ville lumière à la recherche de l’inspiration. Impossible pour elle d’être un chien de garde comme son père. Elle est sensible et créative ; elle se rêve peintre dans un Paris effervescent qui prépare une grandiose exposition universelle. Elle devra surmonter bien des déconvenues avant de concrétiser ses aspirations. « Ecoline » est une fable animalière tout public avec, pour chaque âge, un niveau de lecture intéressant.
Dans une ferme traditionnelle du bassin parisien veille un fantastique chien de garde : « On racontait que les voleurs et les renards faisaient des cauchemars la nuit en entendant des aboiements qui ressemblaient aux siens » ! » Il espérait pouvoir transmettre son savoir à un jeune chiot de sa descendance, mais portée après portée il n’a eu que des filles et jamais l’héritier mâle tant espéré. Il a néanmoins formé des surveillantes consciencieuses concentrées et disciplinées jusqu’à la petite dernière. Ecoline n’écoute pas ses consignes ; elle sympathise avec les chats et même les souris, elle s’amuse avec les poules et l’âne refuse de lui obéir, bref, elle fait le désespoir de son père.
Mais Ecoline n’est pas une jeune chienne ordinaire. Elle aime regarder les couleurs des champs, des saisons et des couchers de soleil. Un soir en rentrant à la ferme elle trempe ses pattes dans de la peinture. Cela lui donne l’idée de recommencer et d’essayer de reproduire les nuances de couleurs, – mauves, rouges ou orangés -, du coucher de soleil qu’elle vient d’admirer sur la colline. Elle réussit admirablement sa composition sur les pavés de la cour. Mais, absorbée par son travail, elle ne voit pas un groupe de voleurs et leur chien pénétrer dans la maison qu’elle devait surveiller. Les aigrefins s’enfuient avec leur butin. C’en est trop pour le père d’Ecoline qui la chasse de la ferme.
Sur la route de la capitale, Ecoline entend montrer à son père qu’il y a des choses bien plus merveilleuses dans la vie que de monter la garde pour les humains. Et pourquoi pas peintre ? « A-t-on jamais vu une chienne peindre des tableaux et devenir célèbre ? » Une semaine plus tard, elle arrive sur la butte Montmartre affamée, mais prête à devenir indépendante. Elle découvre la vie parisienne et notamment les folles nuits du cabaret du Moulin Rouge. En-dessous des salles pour les humains, les animaux se retrouvent pour faire la fête et admirer la reine secrète de leurs nuits : la chatte Musette. De rencontres en amitiés sincères, Ecoline va assouvir sa passion, peindre sur toiles, puis vendre des tableaux pendant que les hommes achèvent de construire la tour de monsieur Eiffel.
Cette superbe fable animalière provient de la rencontre entre Stephen Desberg et la dessinatrice mexicaine Teresa Martinez. Le scénariste a construit un parcours initiatique original pour une jeune chienne dans le Paris de la fin du XIXe siècle. Il explique ainsi son choix : « Le Paris des impressionnistes constituait un décor idéal, car ses peintres souhaitaient rompre avec l’académisme et trouver leur chemin personnel, tout comme Ecoline. Paris, c’est aussi le monde de la nuit, les grands boulevards, le Moulin Rouge et Montmartre, qui ressemblait encore à la campagne. » Dans ce Paris de 1889, humains et animaux vivent dans deux mondes distincts et parallèles. Ils sont parfois en interaction, notamment pour permettre à Ecoline de pouvoir vendre ses tableaux.
On ne peut qu’apprécier à sa juste valeur le sublime travail graphique de la dessinatrice mexicaine, amie d’un compatriote bédéaste bien connu en France : Tony Sandoval. Avec une grande douceur, des couleurs pastel qui jouent sur les complémentaires, Teresa Martinez donne vie au monde grouillant du Paris de la Belle Époque. Pour une néophyte dans le monde de la bande dessinée, elle compose admirablement ses planches, mêlant à de belles doubles pages présentant avec une belle profondeur les bâtiments iconiques de Paris, de petites cases dans lesquelles se meuvent avec malice les personnages du récit. Elle conduit le regard du lecteur avec un savoir-faire consommé, s’amusant à glisser régulièrement des hommages respectueux et parfois espiègles aux peintres de l’époque ; de Manet à Toulouse-Lautrec et de Van Gogh à Renoir.
Nous avons été proprement charmé par « Ecoline » : une bande dessinée véritablement tout public, car elle s’adresse à des lecteurs d’âges différents, en jouant sur plusieurs niveaux de lecture. Les plus jeunes seront fascinés par le parcours semé d’embuches de l’héroïne, une intrigue, des valeurs et des décors aux faux-airs des Disney de la grande époque, des « Aristochats » ou de « La Belle et le Clochard ». Les plus âgés s’amuseront des références culturelles à Verlaine et à certains maîtres impressionnistes. Tous seront charmés par la richesse et la qualité d’une illustration aux cadrages dynamiques et aux références picturales affectueuses mais non sclérosées.
Une dernière bonne nouvelle pour terminer, « Ecoline » a vocation à devenir une série. Les auteurs ont envie de raconter d’autres histoires de leur petite héroïne dans des albums que l’on pourra lire de manière indépendante.
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Laurent LESSOUS (l@bd)
« Ecoline » par Teresa Martinez et Stephen Desberg
Éditions Grand Angle (16,90 €) – EAN : 978-2-8189-7758-3