« Non-retour, Algérie juillet 1962 » : qu’est-ce qu’ils mijotent dans l’avion ?

En juillet 1962, l’Algérie désormais indépendante voit décoller tous ceux qui n’ont plus d’espoirs : Pieds-noirs et enfants rapatriés, colonel de l’OAS, espion et flic de la DST ont pris place à bord de l’un des derniers vols à destination de Marseille… Inspiré par les souvenirs de Jean-Laurent Truc, ce récit en huis-clos dans la carlingue d’un Constellation a tout du récit hitchcockien. Le regretté Patrick Jusseaume devait en assurer la réalisation graphique : c’est Olivier Mangin qui prendra brillamment la relève. Embarquement immédiat avec ce passionnant one-shot de 76 pages sous tension, qui fait un joli clin d’œil au classique « Buck Danny » !

Première planche de l'album (Dargaud, 2021), du storyboard à l'encrage.

Crayonné de la planche 1 par Jusseaume.

Modifications apportées par Olivier Mangin.

Mise au net et encrage.

Planche 2 (Dargaud, 2021).

Trop tôt disparu en octobre 2017 à l’âge de 65 ans, Patrick Jusseaume avait révélé tous ses talents avec la série maritime « Tramp », créée en 1993 chez Dargaud avec Jean-Charles Kraehn. Au hasard d’une conversation, le journaliste Jean-Laurent Truc (également fondateur du site Ligne claire) évoque ses souvenirs d’enfance avec le dessinateur : il raconte ainsi comment, au départ de Colomb-Béchar, commune située à 1000 kilomètres d’Alger près de la frontière marocaine, il vit les évacuations précipitées vers la métropole. 700 kilomètres plus au nord, l’avion Constellation qui l’embarque avec sa mère et ses jeunes frères et sœurs passent de nuit au-dessus d’Oran… en flammes ! Des commandos OAS, refusant l’indépendance, ont fait sauter les dépôts pétroliers, tandis que les autorités demandent au commandant de bord de se poser en urgence : il refusera de livrer ses passagers au chaos ambiant, coupant la radio pour filer sur Marseille, au risque d’être abattu. Pendant plusieurs heures, on croit alors l’avion perdu depuis l’aéroport de Marignane…

Avec un tel récit cadre, l’imagination de Jusseaume décolle elle aussi : bercé par les récits et films d’aventure-policier des années 1950-1960 à la manière de ceux de Jean Bruce (« OSS 117 »), Dominique Ponchardier (« Le Gorille »), Lautner, Verneuil, De Broca et Melville, Jean-Laurent Truc peaufine lui-même un scénario conjuguant ses propres souvenirs avec tous les ingrédients de l’époque. Le contexte politique et militaire houleux, l’OAS, les motivations des passagers et Colomb-Béchar, qui est alors le centre d’essais d’armes nouvelles, dont des fusées et sondes qui préfigurent (avec la fusée Véronique) le futur développement d’Ariane à Kourou en Guyane. S’engageant dans la réalisation du storyboard, Jusseaume avait conservé son trait inspiré par celui de Juillard, tout en s’éloignant volontairement de la ligne entreprise sur « Tramp ». La maladie ne lui laissera malheureusement pas le temps d’achever cette nouvelle œuvre.

Un commandant de bord qui possède les traits de Patrick Jusseaume... (planche 21, Dargaud 2021).

Chez Dargaud, avec la complicité des éditeurs François le Bescond et Nicolas Thibaudin, et bien sûr avec l’aval d’Évelyne Jusseaume, le projet trouve une seconde vie avec Olivier Mangin. Le dessinateur d’origine strasbourgeoise (« La Guerre des amants » ; scénario de Jack Manini, Glénat 2013-2015) a réussi à se glisser dans les pas de son prédécesseur avec tact et brio : présents en couverture, encadrés par une escorte militaire à l’heure de l’embarquement fatidique, tous les personnages (que nous vous laisserons le plaisir de découvrir) prennent vie case après case ; l’intrigue suit en parallèle plusieurs fils rouges, dont le parcours d’un album de « Buck Danny » (« Un prototype à disparu », titre réalisé par Charlier et Hubinon et publié en 1960), à la manière du MacGuffin chez Hitchcock. En fin d’ouvrage, un cahier explicatif et graphique (recherches, storyboard, crayonnés et encrages de Jusseaume) reprend en détails la genèse de ce bel album. Un livre que l’on lira certainement avec émotion tant les événements narrés s’inscrivent sur un mode romanesque discret entre réalités et fictions de l’enfance comme de l’histoire contemporaine.

Recherches de personnages par Jusseaume (extrait du cahier graphique ; Dargaud, 2021).

En guise de complément à cet article, nous remercions Olivier Mangin pour avoir accepté de commenter pas à pas la longue et patiente élaboration de la couverture de son album :

La scène

« Il y a eu plusieurs salves de recherches, mais toutes orientées vers le point de départ de cette histoire : l’embarquement des passagers qui quittent le Sahara pour partir vers la France, alors que l’Algérie devient indépendante. L’autre idée importante était la notion de récit choral, avec une aventure qui met en scène des personnages aux parcours divers et un cÅ“ur plus resserré, composé des vrais acteurs de l’histoire. Il était important de souligner ce côté « groupe », d’ailleurs très cohérent avec un vol commercial ou civil. Nous avions donc sur la table pas mal d’ingrédients : des passagers à mettre en avant, un avion, un aéroport, le désert ; et des militaires autour, témoins de la tension de ces jours de juillet 1962. Toutes les compositions sont parties de là, avec comme objectif une profondeur ou un rythme pour donner de la force à l’ensemble… une couverture quoi ! »

L'aéroport de Colomb-Béchar dans les années 1960.

« Sous l'immatriculation F-BGNJ le Super Constellation n° 4519 de type L-1049 C, est livré à Air France le 2 novembre 1953. Il est aujourd'hui le seul rescapé des 24 appareils achetés par la Compagnie française à Lockheed » (Sources : https://superconstellation-nantes.fr/histoire-super-constellation-lockheed/).

« Je dois préciser que le Super Constellation L1049-G, autre héros de l’histoire, est un élément graphique essentiel et inspirant : son triple empennage notamment, très caractéristique, est un de ses signes distinctifs, avec l’élégance de ses lignes. J’ai eu la chance de pouvoir visiter le seul exemplaire existant en France, entretenu et restauré avec passion par l’Amicale du Super Constellation de Nantes et visible sur un terrain proche de l’aérodrome de Nantes. Quitter la documentation photographique pour être confronté au vrai avion, c’est un choc, et l’immense queue qui nous surplombe une sensation très forte ! »

Recherches de couvertures : essai n° 1.

La 1ère vague

« Le 1er essai (essai 1) a précisément été construit autour de cet empennage, avec des lignes qui viennent croiser la stature d’une sentinelle anonyme, et la file de passagers qui vient s’avancer dans le petit espace laissé libre. J’avais alors également imaginé une ambiance assez crépusculaire côté couleurs… et déjà Laurent, le jeune garçon qui se tourne inquiet vers nous et vers le soldat, agrippé à son album de « Buck Danny ». Jean-Laurent a construit le scénario de « Non-retour » à partir de ses souvenirs de jeune garçon ; voir Laurent, le seul regard réellement tourné vers le lecteur et/ou son enfance avait donc plutôt du sens. »

Essai n° 4.

« La 2e version (essai 4) recréait un cadre oppressant autour des personnages grâce au train d’atterrissage, immense, du Super Constellation : on voit les passagers sortant de l’aérogare, surpris et probablement aveuglés par le soleil algérien. Des masses d’ombres contrastées permettaient de bien dissocier les plans, et d’accentuer l’ambiance dramatique. »

Essai n° 5.

« La 3e version (essai 5) est celle qui servira plus tard de base à la couverture définitive : une file de passagers inquiets, qui avancent sous le regard de sentinelles, et au loin la silhouette discrète de l’avion, le tout dans un essai de couleurs à nouveau dramatiques. »

Essai n° 9.

« La 4e version (essai 9) gardait la même logique que la 2e : jouer sur le contraste aveuglant entre l’aérogare et le grand soleil avec l’avion écrasé de lumière et de chaleur, à la fois secours et barrière. »

La 2e vague

« Après discussions avec Jean-Laurent Truc, Évelyne Jusseaume et Dargaud, j’ai travaillé des alternatives et notamment cette version (couverture 10) où la caméra monte au dessus des passagers pour dégager davantage l’avion : toujours un point de fuite, toujours ces hommes, femmes et enfants qui fuient, et un morceau de décor très léger pour marquer l’aéroport : nous garderons l’idée pour la version définitive. Cette composition avait l’avantage de dégager un maximum de ciel – devenu bleu saharien entre temps – pour une captation de l’Å“il et une vraie respiration du titre. J’ai travaillé d’autres variantes avec des différences minimes de l’essai 1 également ; elles seraient ici anecdotiques. »

Recherches de couvertures : essai n° 10.

Personnages (Béatrice et Laurent, Dorves, Langen) et maquette finale.

La version définitive :

« Nous sommes donc finalement repartis de la 3e version (essai 5) pour affiner la version éditée : ajout de Laurent qui se retourne (vu sur l’essai 1), affinage des places et des postures des divers passagers/acteurs de l’histoire, calage de la présence même estompée de l’avion. La plupart des personnages ont été travaillés et affinés séparément… et plusieurs fois, avant que je ne sois satisfait du résultat. La couverture définitive doit également beaucoup au travail d’Albertine Ralenti, la coloriste, qui a trouvé les tons justes pour poser cette ambiance et caler ses lumières. Elle a mis en valeur particulièrement Laurent et Béatrice avec son ensemble rouge. Une couleur qui avait été imaginée par Patrick Jusseaume dès ses premiers crayonnés. Dernier élément-clé de cette couverture, le très beau titrage réalisé par le Studio Dargaud ! »

Philippe TOMBLAINE

« Non-retour : Algérie, juillet 1962 » par Patrick Jusseaume, Olivier Mangin et Jean-Laurent Truc
Éditions Dargaud (15,00 €) – EAN : 978-2205082432

Galerie

2 réponses à « Non-retour, Algérie juillet 1962 » : qu’est-ce qu’ils mijotent dans l’avion ?

  1. Vincent FACÉLINA dit :

    Merci pour ce très bon « papier » et pour la participation éclairante du dessinateur, Olivier Mangin. Quel récit !

  2. Fran6 dit :

    Je conseille à tous ceux qui en on l’occasion de découvrir le Super-Constellation près de l’aéroport Nantes Atlantique. C »est, à mon sens, sur le plan esthétique, le plus bel avion civil jamais conçu.
    L’un des membres de l’association qui a mis en oeuvre sa réhabilitation, nous a expliqué que ses pilotes considéraient, de manière humoristique, qu’il s’agissait du meilleur trimoteur au monde…
    En effet il arrivait parfois que l’un de ses quatre moteurs tombe en panne, ce qui ne l’empêchait pas de rejoindre sa destination sans encombre, avec les trois moteurs restants.
    On peut également voir un équipement pour le moins incongru : une trappe dans le plafond de la carlingue, qui permettait de faire le point lors de la route au dessus de l’Atlantique, grâce à la position des étoiles…

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