Laurent Mélikian nous parle d’assassins chinois redoutables et d’un bédéaste taïwanais remarquable…

Au premier siècle avant notre ère, Sima Qian, le premier historien chinois, narre le destin de cinq spadassins qui se distinguent par leur bravoure et leur loyauté. Ce classique de la littérature chinoise est adapté en bande dessinée à la fin du XXe siècle par Chen Uen : un maître taïwanais du neuvième art. L’album « Des assassins », une belle publication de la jeune maison nantaise Patayo, est un véritable bijou. Maître d’œuvre de cet ambitieux projet éditorial, Laurent Mélikian a bien voulu nous en livrer quelques secrets.

Bel et grand album couleur de près de 170 pages, « Des assassins » est plus qu’une bande dessinée. Ce chef-d’œuvre de Chen Uen, bédéaste vedette de Taïwan disparu en 2017, est encadré d’un appareil critique conséquent : texte introductif, « Du récit historique aux légendes héroïques wuxia » de Marie Laureillard (maitre de conférences en études chinoises à Lyon 2), « Sima Qian et les mémoires historiques » de la même autrice en guise de conclusion et, entre deux récits, « Chen Uen, le sorcier du wuxia » par le directeur de la collection : Laurent Mélikian. Ce dernier a bien voulu répondre à nos nombreuses questions sur ce monument de la BD taïwanaise qu’est « Des assassins ». Nous l’en remercions encore vivement.

BDzoom.com :  Bonjour Laurent, peux-tu te présenter en quelques mots ?

J’ai 55 ans et je suis critique de bandes dessinées. J’ai écrit mes premiers articles pour L’Événement du Jeudi en 1994 et, très vite, mon activité professionnelle s’est orientée sur la bande dessinée, avec une frustration qui a grandi au fil du temps jusqu’à devenir une remise en question vers 2000 : la bande dessinée me faisait peu voyager, au sens propre. Nous étions au moment de l’explosion du manga en France et de la naissance de la rengaine : « Il y a trois grands pôles de création de BD dans le monde, le Japon, les USA et la « Franco-belgie » », un lieu commun qui ne me satisfaisait pas puisque je connaissais les BD populaires venues d’Italie – toujours dans les kiosques français à cette époque – et que je savais que de nombreuses autres cultures abordaient à leur manière le 9e art. Je me suis donc fait une spécialité, d’aller voir ailleurs si la bulle y est. Et je confirme qu’elle est partout.

BDzoom.com :  Tu es directeur de collection aux éditions Patayo, présente-nous cette maison d’édition et ton travail en son sein

Patayo a été fondé il y a moins de deux ans par Frédéric Fourreau à Nantes, avec pour premières publications, la collection Petit Patayo : des livres aux formats lianhuanhua : les bandes dessinées chinoises de petite taille qui étaient la première source de divertissement en Chine, pendant l’ère Mao. C’est un domaine que j’ai beaucoup exploré et, quand j’ai eu vent de son initiative, j’ai tout de suite contacté Frédéric : j’ai été heureux de voir ces productions originales qui prolongent une tradition de BD très peu connue chez nous, mais qui a concerné des milliards de lecteurs.

Et comme visiblement, cet éditeur est curieux de productions lointaines, je lui ai présenté des œuvres de différentes origines qui me semblent intéressantes à faire découvrir au public francophone. La première d’entre elles était « Des assassins ». Ce livre a tout de suite saisi Frédéric qui y a vu une énergie similaire à la calligraphie  : un art qu’il pratique en amateur. Il a tout de suite voulu le publier et même créer une collection spécifique Des cases, des langues, des mondes pour accueillir ce type de livres avec un esprit à la fois érudit et ludique.

BDzoom.com : Tu viens de publier un magnifique album : « Des assassins », c’est l’adaptation d’un classique de la littérature chinoise, peux-tu nous en dire plus sur le livre d’origine ?

« Des Assassins » : couverture et ex-libris.

C’est un texte qui va au-delà de la littérature, il fait partie d’un ensemble à la base de l’historiographie chinoise, « Les Mémoires historiques » de Sima Qian, considéré comme le premier historien chinois.

Ces mémoires ont été écrites un siècle avant notre ère, elles tentent de retracer plus d’un millénaire d’histoire chinoise et notamment les événements qui ont ponctué la Dynastie Zhou de 1045 à 256 avant JC. Les exploits des cinq assassins – en fait des combattants au service de cinq empereurs – sont reportés par Sima Qian comme des exemples de bravoure et d’abnégation pour préserver le bien commun. Ils constituent une partie de ce que nous qualifierions aujourd’hui de « roman national » chinois.

On pourrait comparer ces héros à Roland de Roncevaux dans un contexte français. Incidemment, ils sont aussi à l’origine des récits héroïques du genre wuxia qu’on appelle « récits de lame » ou « arts martiaux » en Occident et qui inonde toute la culture populaire d’Asie de l’Est. Hasard très amusant, « Le Réveil du tigre » - dernier épisode de « Chinaman » par Olivier Taduc et Serge Le Tendre  : voir « Chinaman » : une ultime griffade du tigre pour Olivier TaDuc et Serge Le Tendre ! - est sorti en librairie le même jour que « Des assassins ». Or, je considère « Chinaman » - une série que j’adore – comme un descendant des assassins de Sima Qian.

BDzoom.com :  Quelles sont selon toi les principales qualités de « Des assassins », une œuvre de 167 pages accompagnées d’un appareil critique conséquent.

« Des assassins », c’est d’abord la rencontre avec un graphisme à l’énergie peu commune. Les planches de Chen Uen débordent de vivacité, ses compositions ressemblent à des morceaux de bravoures. Et je crois que personne n’y est insensible.

Ensuite, il y a cette histoire dans l’histoire, celle de Sima Qian qu’il faut présenter aux lecteurs occidentaux ; c’est pourquoi nous avons demandé à Marie Laureillard, sinologue qui par ailleurs a déjà travaillé sur l’histoire de la BD chinoise, d’écrire une préface en ce sens. Et de plus, il faut savoir que le texte original est dialogué et que Chen Uen ne l’a pas adapté, mais mis en scène quasiment à l’idéogramme près. En fin d’ouvrage nous publions l’intégralité de ce texte traduit par Soline Le Saux  pour que le lecteur puisse s’en rendre compte.

C’est donc une bande dessinée étonnante, mais aussi un document historique et à la manière de poupées russes elle induit d’autres découvertes, le wuxia, Taiwan, sa culture et comment Chen Uen s’inscrit dans cet ensemble. Ça c’est une partie que je développe dans mon propre texte complémentaire.

BDzoom.com :  Qui est Chen Uen, l’auteur de cette bande dessinée aux couleurs éclatantes ?

C’est un enfant de la culture populaire de Taiwan. Il fait parti de ces artistes qui dans les années 1980 ont réveillé la BD locale qui était devenue atone du fait de la censure imposée par la dictature de Tchang Kai-check. Pour contourner cette censure, ils publiaient dans la presse adulte qui n’avait pas besoin d’un visa du Ministère de l’éducation. À la fois influencé par le manga et la peinture traditionnelle chinoise, il est devenu le premier étranger à travailler pour la revue Morning de Kodansha (l’un des principaux éditeurs de mangas) et a ouvert la voie à Baru, Paul Pope, Varenne, Moebius et des dizaines d’artistes internationaux qui ont été publiés par cet hebdomadaire.

Il est même devenu un auteur reconnu et primé au Japon. Adepte de la recherche et de l’innovation graphique, son parcours a bifurqué vers l’illustration pour l’audiovisuelle ou le jeu vidéo. Il a vécu et travaillé au Japon, en Chine populaire, à Hong-Kong avant de revenir à Taiwan où il est décédé en 2017, il n’avait que 58 ans. Considéré comme un artiste majeur, il a été exposé en 2018 au Palais de Taipei, l’équivalent taïwanais du Louvre : une première pour un auteur de BD.

BDzoom.com :  Tu as fait de nombreux voyages dans le pays, quelle est la situation de la bande dessinée à Taïwan en ce moment ?

 

Autoportrait de Chen Uen, CHEN UEN © 2020 by CHEN Uen / DALA PUBLISHING COMPANY remerciements à Michael Cheng

Je ne me suis malheureusement rendu qu’une fois à Taiwan et j’ai hâte d’y retourner. J’y ai vu une bande dessinée éclatée entre différents secteurs, des feuilletons populaires proches du manga, des romans graphiques, de la bande dessinée expérimentale, numérique, et des rééditions d’œuvres des années 1950 et 1960…

L’ensemble est encouragé par l’état Taiwanais qui est conscient que la Culture est un moyen de reconnaissance internationale, quand on sait la menace existentielle qui pèse sur ce territoire, c’est un sujet vital.

De nombreux auteurs jeunes et moins jeunes bénéficient de bourses pour résider et apprendre à l’étranger, notamment en France où l’autrice de romans graphiques Li-Chin Lin (« Formose » chez Ça et Là) a fait un travail considérable pour établir des connexions entre BD taiwanaise et européenne.

Alors que nous publions « Des assassins », de plus en plus de titres Taiwanais sont adaptés en français. Chez les éditions Nazca vient de sortir « Ichthyophobia » par Li-Lung Chieh, une récit muet hilarant et singulier par un auteur remarquable.

J’espère que nous pourrons célébrer en commun ces deux livres quand il sera plus facile de se réunir. Il y a un autre auteur taiwanais remarquable c’est Jimmy Liao, publié par Hong Fei en français. On considère ses œuvres comme des albums illustrés pour la jeunesse pour moi son approche correspond à la bande dessinée et ses histoires procurent beaucoup d’émotions aux adultes.

BDzoom.com :  Peux-tu nous donner quelques indices sur les prochaines parutions BD des éditions Patayo, d’autres bandes dessinées chinoises ?

« Des Assassins » est d’abord une bande dessinée taiwanaise. Frédéric veut poursuivre la collection Des Cases, des langues, des mondes sur un tempo de deux livres par an, avec toujours pour tendance érudit et ludique quand je prêche plutôt pour ludique et érudit. L’affrontement promet d’être rude !

Nous tenons déjà notre prochain titre qui sera effectivement chinois et très très étonnant. Je vous en laisse la surprise. Ensuite j’espère terminer à temps mon propre livre, un recueil d’articles sur cette grande toile du 9e art planétaire qui s’appellera « BD-Monde ». Puis nous avons des vues multiples sur du super-héros philippin, du strip finlandais, du gag ivoirien, de l’autobiographie mexico-américaine…

Sinon Frédéric Fourreau vous en parlerait mieux, mais la collection Petit Patayo est riche de sept volumes, trois autres sont annoncés pour ce printemps, de ce que j’en ai vu, ils valent tous d’être remarqués. Ils sont tout petits donc pas très visibles en librairie, exigez-les ou faites appel à « Des assassins » !


Laurent Mélikian

Laurent LESSOUS (l@bd)

« Des assassins » par Chen Uen

Éditions Patayo (30,00 €) – ISBN : 978-2-4912-7733-8

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