« Chinaman » : une ultime griffade du tigre pour Olivier TaDuc et Serge Le Tendre !

En 2007, sous les crayons de TaDuc, la série « Chinaman » trouvait son aboutissement au bout de la piste texane des environs de « Tucano », 9e titre d’une saga westernienne imaginée par Serge Le Tendre. Surprise : en ce début d’année 2021, les auteurs ressuscitent leur héros asiatique pour nous offrir un one shot très dense, publié chez Dupuis dans la collection Aire libre. L’occasion de raconter la rencontre entre un père et son fils, de réveiller aussi les vieux démons de l’Amérique d’antan : 20 ans après ses premiers exploits, le légendaire Chen Chinaman sera-t-il encore capable de garder son sang-froid face au racisme et aux violences endémiques du monde des Blancs ?

Couverture et première planche du T1 (Les Humanoïdes Associés - 1997).

Né en 1962 dans le Val-de-Marne, le franco-vietnamien Olivier Ta (dit TaDuc) rencontre le scénariste Serge Le Tendre (lui-même né à Vincennes en 1946) chez Delcourt, où il assure le dessin des trois derniers volumes des « Voyages de Takuan » entre 1994 et 1996. Cette série, qui raconte les aventures d’un moine bouddhiste et de ses compagnons dans l’Europe du XVe siècle, permet aux deux hommes d’entamer une très riche carrière commune, ponctuée par la diversité des genres. Outre l’heroic fantasy (la trilogie « La Griffe blanche » chez Dargaud entre 2013 et 2015), TaDuc fera aussi ses preuves sur la série jeunesse avec « Mon pépé est un fantôme » (scénario de Nicolas Barral ; 2008 à 2011) et le thriller (« XIII Mystery T11 : Jonathan Fly », scénarisé par Luc Brunschwig en 2017). C’est toutefois le western qui occupera bel et bien la majorité du temps créatif du duo TaDuc/Le Tendre à partir de 1996. Alors désireux de poursuivre sa collaboration avec le scénariste de « La Quête de l’oiseau du temps », TaDuc lui propose un projet mûri depuis longtemps… et dont il a déjà trouvé le titre : conjuguer arts martiaux et ambiances westerniennes pour raconter les mésaventures d’un colon chinois en pleine conquête de l’Ouest américain. Confronté aux préjugés, à la xénophobie et à la violence endémique de l’époque, le héros (surnommé Chinaman) aura fort à faire pour préserver son honneur et ses droits lors de sa longue quête identitaire et familiale.

Nouveau visuel du T1 (Dupuis, 2001) et couvertures des intégrales (Dupuis 2005 - 2021).

De « La Montagne d’or », paru aux Humanoïdes associés en octobre 1997, jusqu’à « Tucano », publié chez Dupuis en septembre 2007, neuf tomes viendront enrichir une saga durablement marquée par les thèmes conjugués de l’amitié et de la trahison, de l’amour et de la mort, du rejet ou de l’acceptation de la différence. Dans le premier volume, qui se déroule dans les années 1850, les Chinois Chen Long Ahn et son frère d’armes et de sang Chow officient comme gardes du corps d’un des plus redoutables parrains des triades de Canton, le rusé Wu Fei. Rebaptisé John Chinaman par les services de l’immigration (qui ne parviennent pas à prononcer son nom…), notre héros va devoir escorter son maître venu remettre de l’ordre dans la communauté asiatique de San Francisco. Avec son graphisme méticuleux et dynamique, TaDuc fait des merveilles sur des planches où les grandes cases et les combats chorégraphiés abondent, « Chinaman » se révélant être un véritable Bruce Lee ou Jackie Chan avant l’heure ! Sans réduire cependant la série à une suite d’affrontements plus ou moins convenus, les auteurs racontent en creux les aléas de l’immigration chinoise au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

Travailleurs chinois sur les chantiers du rail.

Réaliste historiquement, « Chinaman » raconte ainsi la vie des Sino-Américains, généralement assignés aux tâches subalternes dès leur arrivée aux États-Unis dans les années 1820. À peine 350 lors de la ruée vers l’or californienne de 1848, ils sont plus de 25 000 en 1852 et 125 000 à l’orée des années 1880. L’imagerie du western, également transmise par « Lucky Luke » ou « Blueberry », en fera (au mieux) d’innocents blanchisseurs et (au pire) des assassins fourbes ou des trafiquants d’opium au service de quelque notable peu recommandable. Aussi, faudra-t-il plutôt rappeler ici que les immigrants chinois, employés comme manœuvres, participeront à la dangereuse construction des voies et ponts nécessaires au chemin de fer transcontinental, chantier du siècle étalé entre 1863 et 1869 (voir « Chinaman T4 : Les Mangeurs de rouille » en 2000). Cibles privilégiées des violences, vols et crimes, dénués des droits fondamentaux, parfois chassés de leur travail (notamment dans les mines de charbon et industries), les Sino-américains durent en outre subir après 1882 les conséquences néfastes du Chinese Exclusion Act, qui suspendit pendant dix ans l’immigration sur le territoire des USA. Bien que peu nombreuses (7 % de la population chinoise en 1870), les femmes n’étaient de leurs côtés ni autorisées à travailler dans les cuisines, bars ou hôtels, ni à faire le ménage. Réduites à la prostitution ou à l’esclavage, elles furent parfois contraintes au mariage, avec toutes les conséquences que l’on devine…

La construction du chemin de fer dans « Les Mangeurs de rouille » (planches 6 et 7 - Dupuis - 2000).

Mercenaire, trappeur, défenseur de la veuve et des traditions familiales, Chinaman tombe amoureux de la belle Ada Waters dans le tome 5, « Entre deux rives ». Publié en 2001, cet album marquant acte aussi un tournant pour l’ensemble de la série qui est alors republiée chez Dupuis. Dès lors, la vie de celui que certains traitent encore aimablement de « chinetoque », de « jaune » ou de « face de citron » se modifie radicalement. Aspirant à s’intégrer socialement au profit d’une vie plus paisible, mais devenu malgré lui une légende vivante, Chinaman doit relever d’autres défis. Tels celui imposé par une école de combattants chinois dans le tome 7 : « Affrontements à Blue Hill » (2004) ou celui dicté par la libération d’un tricheur menacé d’un lynchage dans le tome 8, « Les Pendus » (2005). Toujours imprégnée par les valeurs de tolérance et de fraternité, colorisée par Nadine Voillat depuis le tome 6, la série « Chinaman » s’interrompt au tome 9 en 2007. Poursuivant sa vie de solitaire loin d’Ada (voir la fin du T7), devenu convoyeur de chariots de ravitaillement (T8), John Chinaman doit précisément surveiller l’acheminement du sel jusqu’à la ville texane de « Tucano ». Entre partie de poker, maison de plaisirs, règlements de comptes liés à un hold-up et surveillance d’un taureau de concours, l’aventure de ce dernier diptyque sera plus que mouvementée…

Un héros toujours « Entre deux rives » mais amoureux de la seule Ada (Dupuis - 2001).

Les années passant, les fans de la série n’espéraient sans doute plus jamais revoir Chinaman. Or, le voici ressuscité en 2021 par ses auteurs dans la prestigieuse collection Aire libre ! Mieux encore, « Le Réveil du tigre » est un conséquent one shot de 136 pages, relatant de manière crépusculaire les derniers combats de son héros. D’ultimes secrets aussi, comme le dévoile le scénario : « Les enlèvements se multiplient autour de Bakersfield en Californie et l’aînée des filles du banquier Kelley est retrouvée assassinée. Une occasion pour le jeune Matt Monroe, tout juste recruté chez les Pinkertons, la célèbre agence de détectives privés, de remonter la piste de son vrai père, qui n’est autre que Chen Long, le Chinaman de la série d’Olivier TaDuc et Serge Le Tendre. » Pour tenir compte du temps passé, les auteurs ont situé (à la manière de Dumas…) cet ultime opus 20 ans après les évènements racontés dans le diptyque précédent. Le premier combat sera de sortir Chinaman de sa triste situation : un être vieillissant, enfermé dans les remords, les cauchemars (le traumatisme des batailles de la guerre de Sécession) et l’addiction à l’opium… Pouvant être découvert seul, sans connaissances préalables de l’entièreté de la série, « Le Réveil du tigre » se présente aussi sous trois variantes : édition traditionnelle (136 pages en couleurs), édition noir et blanc limitée (1500 exemplaires ; 144 pages) et tirage de tête (777 exemplaires, frontispice n°/signé par les auteurs) ; 136 pages).

Un tigre en couleurs et en noir et blanc (planches 1, 2, 3 et 6 - Dupuis 2021).

Couvertures alternatives (Dupuis 2021).

Achevons notre chronique en évoquant la couverture de ce 10e tome. Voici Chinaman saisi de profil, en plan buste, la tête tournée vers le ciel, son sabre accroché dans le dos. À l’arrière plan, une vision infernale : plusieurs derricks (l’un en construction, un autre en feu) viennent attester des nouveaux enjeux et des nouveaux dangers de cette fin de XIXe siècle marquée par de multiples changements civilisationnels et industriels. TaDuc explique : « Le choix s’est finalement porté sur une vue très rapprochée du personnage principal… à la limite du gros-plan. Ce cadrage correspond plus fidèlement à l’esprit de la collection Aire libre, qui rassemble des histoires avec des personnages aux destins hors normes. Et puis, d’autres visuels (conservés pour des ex-libris, cartes de vÅ“ux ou jaquettes) étaient trop proches des couvertures de la série « Chinaman ». « Le Réveil du tigre », plus de 20 ans après la dernière aventure parue, est un one-shot qui n’appelle pas forcément une suite. D’où l’idée de s’éloigner du concept initial des couvertures de la série… Cet album est pour moi une conclusion magnifique à « Chinaman », et il me permet de rendre hommage au cinéma ainsi qu’au western, en particulier aux films qui m’ont marqué, tels « Impitoyable », « Hombre » ou « La Horde sauvage ». » Telle une « grande fresque d’adieu livrée en héritage », dixit l’éditeur, ce western nous emporte vers « un final éblouissant », graphiquement somptueux. Une très belle manière dans tous les cas de quitter le fier John Chinaman et de ne pas oublier les enseignements exprimés par cette notable série.

Recherches de couvertures.

Quel sera le prochain ouvrage de TaDuc ? Rien moins que le démarrage d’une nouvelle série dérivée de « XIII » : « Little Jones », scénarisé par Yann (voir déjà son « XIII Mystery T3 : Little Jones », réalisé avec Éric Henninot en 2010). Une autre histoire explorant les préjugés raciaux à l’américaine…

Philippe TOMBLAINE

« Le Réveil du tigre » par Olivier TaDuc et Serge Le Tendre
Éditions Dupuis (28,95 €) – EAN : 979-1034754199
Version spéciale noir et blanc (45,00 €) – EAN : 978-2800169880
Tirage de tête (40,00 €) – EAN : 979-1034754236

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