« Murena T11 : Lemuria » : les fantômes et réalités du règne de Néron…

Débutée en 1997, « Murena » suit depuis onze albums son héros éponyme, le patricien Lucius Murena, durant le règne agité de Néron, de 54 à 68. Racontant avec génie le basculement de toute une société vers la violence et la folie, la série imaginée par Jean Dufaux et Philippe Delaby multiplie les complots, jeux de manipulation, actes de cruauté et rivalités assassines. Successeur graphique désigné de Delaby (décédé en janvier 2014), Théo Caneshi (dit Theo) signe avec talent sa deuxième contribution à un univers qui conjugue très habilement la fiction et la réalité : au lendemain du grand incendie de Rome, et alors que Murena a disparu, l’empereur s’interroge. Son ancien ami l’a-t-il trahi ? Or, Lucius, devenu l’homme le plus recherché de la ville, doit en priorité échapper aux griffes de celle qui l’a drogué et rendu amnésique pour en faire son objet de plaisir : une femme fatale prénommée Lemuria !

Les doutes de Néron (planches 1 et 2 - Dargaud, 2020).

Pour ne pas perdre son Latin... (Dargaud, 2017).

Comme l’indique de nouveau le scénariste Jean Dufaux dans le « Dictionnaire Murena » (136 pages) réalisé par Claude Aziza en 2017, « Murena » est une série au long cours, prévue en 17 tomes. Faisant suite au « Cycle de la mère » (T1 à T4, 1997-2002) et au « Cycle de l’épouse » (T5 à T8, 2006-2010), l’actuel « Cycle de la mort » (entamé en 2013 avec « Murena T9 : Les Épines » ; voir notre article) se poursuit donc ce mois-ci avec un onzième volume, publié trois ans après « Murena T10 : Le Banquet ». Dans ce dernier, Lucius Murena s’était rapproché de Néron lors d’un fastueux banquet, afin de faire cesser le massacre des chrétiens, accusés à tort d’avoir provoqué l’incendie de Rome en juillet 64. Au milieu des rancœurs, Murena est directement visé par un complot : agressé, laissé pour mort, il est recueilli par Lemuria, la sœur du sénateur Pison, qui complote elle-même contre Néron… Remarqué dès par Jean Dufaux et Philippe Delaby pour son travail méticuleux sur la série « Le Trône d’argile » (six tomes parus entre 2006 et 2015), Theo (Théo Caneshi) avait accepté la tâche très délicate de succéder à un dessinateur de génie, Delaby ayant porté la représentation réaliste de la Rome antique aux sommets du 9e art. Avec un style plus anguleux que celui de son prédécesseur, également inspiré par la bande dessinée américaine, Theo continue cependant d’œuvrer dans un style franco-belge. L’abondance et l’exigence du travail réclamé par « Murena » l’auront néanmoins contraint à déléguer la réalisation des couleurs à Lorenzo Pieri, le coloriste florentin (studio Inklink) du « Trône d’argile ». Notons du reste que Pieri aura lui-même succédé à de nombreux précédents coloristes de « Murena » : Béatrice Delpire (T1), Benn (l’auteur de l’excellent « Mic Mac Adam » ; T2), Dina Kathelyn (T3 et T4), Jérémy Petitqueux (T5 à T8) et Sébastien Gérard (T9).

Les deux premières versions de la couverture du T1 (Dargaud, 1997 et 2001).

Caractéristiques et révélatrices des angles – dramatiques, sulfureux, psychologiques, incisifs et morbides – pris par la série, les différentes couvertures de « Murena » avaient jusqu’ici mis en scènes toutes les expressions de la folie et de la destruction, dans une veine proche des sept péchés capitaux. Rappelons que tout avait commencé en 1997 avec « La Pourpre et l’or », album pour lequel l’auteur proposa – lors de sa réédition en 2001 – la refonte de son premier visuel en un concept plus esthétique et plus en harmonie avec les tomes postérieurs. Cette illustration, qui n’eut de cesse d’intriguer les lecteurs du moment (probablement plus habitués aux belles couvertures aventureuses d’ « Alix » !), était pourtant la parfaite illustration en contrepoint du titre « La Pourpre et l’Or » : aux deux couleurs exclusives de la dignité impériale romaine s’opposait la pâleur froide et mortelle d’une unique statue, agissant dans l’ombre et guettant derrière une tenture les soubresauts inquiétants de l’Histoire. Cette silhouette féminine glaciale, prise en contreplongée, avait déjà les mains tâchées du sang de ses propres crimes : la couleur pourprée et la richesse dorée ne renvoyant de fait ici qu’aux complots et aux intrigues d’alcôves, au sang et au meurtre passionnel… Ces sentiments premiers seront encore renforcés dans le deuxième visuel délivré par Delaby en 2001 : l’ombre du décor de fond laisse la place à un mur de pierres taillées toujours précédé d’une riche tenture ouvragée aux couleurs du titre (l’intrigue prend sa place dans le palais impérial…), tandis que la statue féminine, saisie comme un buste antique vivant, exprime par un regard vide ses propres fêlures et ses volontés destructrices et criminelles (le sang s’écoulant lentement entre ses doigts). Le lecteur est pris à témoin de l’Histoire : il est déjà omniscient, puisque inscrit dans un contexte postérieur aux actes décrits. Il verra la victime et le criminel, les intrigues côté cours ou côté jardin, la vie des empereurs comme celle des esclaves. Contrairement au titre, donc, l’intérêt du lecteur est bien plutôt focalisé dès cette couverture sur les ombres de l’Histoire et les mystères du Passé, plus que sur une histoire panégyrique par trop officielle. Aucun héros traditionnel, aucune figure historique même, n’est là pour nous guider : cette couverture est un redoutable miroir de nos pensées, outrepassant le « simple » manuel scolaire. Comment, quand et pourquoi ce fait s’est-il produit ? Qui a agi et dans quelles circonstances ? Regard investigateur sur le récit comme témoin direct des (bas…) agissements des principaux personnages, le lecteur-statue médusé est là pour en perdre son Latin : la vie des caractères s’écoulera entre ses mains au fil temporel de la lecture des pages de l’album, derrière le rideau de la couverture, et il ne pourra qu’en cerner au mieux les motivations, les buts ou les folies, sans être en demeure de la moindre possibilité de les arrêter….

Quelques couvertures évocatrices : T3, T5, T8, T9 (version classique et érotique) et intégrale des 9 premiers volumes (2016 ; Dargaud, 1997-2020).

« Pourpre et or », pouvoir et richesse, folie et démesure, destruction et mégalomanie continueront d’être mis au menu visuel des épisodes suivants : parmi les premiers plats les plus marquants, citons le casque fêlé et ensanglanté d’un malheureux gladiateur thrace (reconnaissable à la tête de griffon qui orne son cimier ; « T3 : La Meilleure des mères », 2001), le sculptural visage démoniaque de « La Déesse noire » (renvoyant à Poppée ; T5, 2006), le crâne troué de « La Revanche des cendres » (T8, 2010), le bras d’un chrétien crucifié (et pas des moindres…) pour « Les Épines » (T9, 2013) ou cette massive tête de porc livrée dans un « Banquet » de bien mauvais augure (T10, 2017). Si ces objets et statuaires symbolisent les principaux travers humains (orgueil, gourmandise, colère, fourberie, etc.), voyons surtout qu’ils se substituent à la représentation directe des protagonistes qu’ils personnifient cependant chacun à leur manière. Néron, sa mère Agrippine la jeune, son amante Poppée, le cruel esclave Massam ou Lucius Murena lui-même n’auront en conséquence été illustrés qu’en couvertures des intégrales de l’œuvre et d’une poignée de tirages de tête ou d’éditions alternatives (notamment pour les tomes 6 à 9). En ce sens, l’actuel « Lemuria » marque une demi-rupture volontaire de tons, réfléchie et voulue par les auteurs, en introduisant donc l’humain dans la série : si la palette chromatique (or et gris cendre) est conservée, c’est le sombre et glaçant visage de cette femme intrigante et ombrageuse (elle apparaissait déjà dans le tome précédent) qui vient envahir tout le champ visuel. Regard démoniaque, bijoux serpentiformes et nom assimilé aux Lémures (les fantômes malfaisants du monde romain) achèvent de lui conférer une aura sinistre. L’humain, oui, mais avec tous les atours fantastiques du monstre et donc de l’inhumain !

Crayonné pour la planche 9 et planche finale (Dargaud, 2020).

Etudes pour le visage de Lemuria (Theo et Dargaud, 2020).

Couverture pour la version crayonnée et travaux préparatoires (Dargaud, 2020).

Devenue au fil des épisodes la série de bande dessinée la plus lue et la plus documentée sur l’histoire romaine après l’incontournable « Alix » (créé par Jacques Martin en 1948 dans le journal Tintin), « Murena » s’inscrit d’office comme une grande saga romanesque et historique, prenant appui tout autant sur les textes antiques que les sources archéologiques contemporaines. Parmi les textes de références, on citera ici « La Vie des douze Césars » (ouvrage publié de 119 à 122 par Suétone, et narrant la biographie parfois fort critique des 12 premiers imperatores, de Jules César à Domitien), « Le Procès Néron » (du latiniste Pierre Grimal, 1995) ou des ouvrages plus généraux comme « Le Guide romain antique » de Georges Hacquard et Jean Dautry (1952). Les notes historiques demeurent nombreuses dans « Murena », chaque album étant toujours complété d’un glossaire exhaustif, contenant à la fois des notes explicatives et des citations, toutes permettant d’éclairer plus avant l’intrigue principale. Au-delà de ce nouveau tome 11 (publié en trois versions différentes, dont une pour les crayonnés noir et blanc originaux), les amateurs pourront aussi se procurer le copieux hors-série proposé (en versions magazine ou ouvrage cartonné) par Historia BD : parcours de Delaby, références au péplum, personnalités de Néron ou Agrippine, focus sur les divinités, les gladiateurs, les rapports maîtres-esclaves, les jeux du cirque, la Rome du 1er siècle, les Chrétiens ou le « Satyricon » de Pétrone, vous saurez tout sur les arcanes historiques d’une série qui n’a plus rien à envier aux meilleurs films du genre ; ni à « Quo vadis » (Mervyn LeRoy, 1951), ni à « Spartacus » (Stanley Kubrick , 1960 ; le générique de Saul Bass ayant du reste inspiré les premiers visuels de couvertures) ni à « Gladiator » (Ridley Scott, 2000), film oscarisé auquel Philippe Delaby avait jadis rendu un bel hommage graphique.

Une couverture exclusive pour les espaces culturels Leclerc (complétée par un cahier graphique exclusif de six pages en fin d'album ; Dargaud 2020).

Un HS n° 4 pour Historia BD (2020).

Philippe TOMBLAINE

« Murena T11 : Lemuria » par Theo et Jean Dufaux
Éditions Dargaud (14,50 €) – EAN : 978-2344032596
Version noir et blanc (15,00 €) – EAN : 978-2505087724
Version spéciale Leclerc (13,00 €) – EAN : 978-2505089148

« Historia BD : Murena et l’empire de Néron »
Éditions Historia (9,90 €) – EAN : 979-1090956414

Galerie

3 réponses à « Murena T11 : Lemuria » : les fantômes et réalités du règne de Néron…

  1. Ratafia dit :

    Ouh là ! J’ai bien fait d’arrêter cette série après le décès de Delaby. Je veux bien que ce soit dur de lui succéder au dessin, mais là on plonge grave.
    Le visage de la couverture semble être passé sous le scalpel de la chirurgie esthétique et la femme sur l’album Leclerc est carrément désarticulée. Quant à son anatomie, elle est… particulière, on va dire.

    Sinon, merci pour cet article intéressant (y aménager des paragraphes le rendrait cependant plus digeste).

  2. BARRE dit :

    Delaby était un virtuose du 9ème art, et toute tentative de passer après un virtuose se solde immanquablement par des déceptions… Les exemples abondent ( et pourtant les repreneurs font de leur mieux) comme avec Astérix et Thorgal… Pour ma part, j’attends la reprise de Tintin :-)

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