« Visa transit » : Nicolas de Crécy refait le voyage de ses vingt ans…

En 1986, leur vieille Visa Citroën était – au mieux – bonne pour la casse ; et pourtant, Nicolas et son cousin Guy, du haut de leurs vingt ans, avaient choisi de lui faire prendre la route de l’Est. Un périple fou de 3 000 kilomètres, à travers la France, l’Italie, la Yougoslavie, la Bulgarie et la Turquie. Se remémorant ses temps d’insouciance et de liberté rebelle marqués par le goût de l’ailleurs, De Crécy raconte depuis 2019 les souvenirs fugaces de cette expédition du bout du monde dans les républiques socialistes orientales. Dans le tome 2 actuellement publié, l’auteur poursuit son odyssée introspective : d’Istanbul à la Biélorussie, convoquant Kafka, Michaux ou Turner, il interroge de manière fondamentale les ressorts intimes de la mémoire.

Un voyage au long cours (couverture du T1 - Gallimard 2019).

1986 : un autre monde ! (extraits du T1 : planches 3, 9 et 10 - Gallimard 2019).

Paru en septembre 2019, le premier tome de « Visa transit » (voir la chronique réalisée par Didier Quella-Guyot, notre spécialiste de la rubrique « BD voyages ») déroulait un road-movie autobiographique quelque peu picaresque… à commencer par son principal mode de locomotion. Oser aborder en 1986 dans une Citroën Visa hors d’âge une Europe de l’Est encore mystérieuse, voire dangereuse (le nuage émanant de Tchernobyl flottant quelque part au dessus des protagonistes…), est une expérience fascinante, dont l’auteur restitue certainement ici le meilleur. Mais aussi les absences, comme De Crécy l’avoue sans détours à la page 31 : « Alors que nous sommes passés dans le troisième millénaire, la vieille chose à faire travailler est mon cerveau… Les détails s’estompent, il reste des séquences… Des images que le temps a déformées, par un système de superposition. […] Je dois faire œuvre de recomposition. » Place aux flous artistiques, avec humour, et dans une perspective perpétuellement relancée par le rythme narratif de ce voyage sans véritable but ni fin : « Il y avait ce mystère à nos portes, on était en fin de Guerre froide, donc c’était trépidant, j’étais très attiré par cette aventure. On passait des frontières, il y avait une espèce d’altérité visible, une spécificité intéressante qui attrapait le regard. »

Couverture pour le 3e tome de « 500 dessins » (Makassar, 2018), où l'auteur présente des extraits de ses carnets de voyages au Japon, en Italie, en Corse, en Slovénie ou à Paris.

Avec son trait esquissé et nerveux, désormais reconnaissable entre mille depuis les succès critiques de titres tels « Foligatto » (1991), « Bibendum céleste » (1994), « Léon la came » (1995) ou « Période glaciaire » (2005), De Crécy n’hésite pas à entrecroiser savamment les fils narratifs. Le présent, le passé : deux temporalités liées à l’articulation du réel et qui remontent parfois jusqu’à l’enfance, afin de régler les comptes et les compteurs des peurs enfantines, des brimades subies dans une colonie de vacances catholique ou des interdits religieux. De tout cela, le visuel de couverture du tome 1 ne laisse rien apparaître ou presque : le paysage montagneux pourrait être celui des Alpes ou des Pyrénées, le voyage parfaitement serein puisque effectué à deux (couple ou amis) et rien ni personne ne semble venir l’entraver… Pourtant, toute la scène – vue en plongée – s’étire sous un titre qui se joue des époques et des références : le modèle Citroën Visa, produit entre 1978 et 1988, vient ancrer sa propre temporalité un rien nostalgique, la route en lacets s’étire indéfiniment entre les sapins, aux franges d’une nature aux couleurs automnales, et les poteaux téléphoniques semblent eux-mêmes hors d’âge. Le « transit » évoque le voyage en pays étranger, au moins pour une courte durée, le visa de transit étant toujours demandé actuellement dans les aéroports pour les escales hors du territoire national. Si la scène est donc muette sur la géographie du lieu traversé, sur l’identité exacte des (jeunes) personnages ou sur la nature de leur périple, tout porte à croire que ce dernier laissera place à la débrouille, à la curiosité et à l’imprévu, le mode de transport choisi n’étant ni très rapide ni forcément très fiable ! Autant d’ennuis, de retards ou de détours potentiels traduits symboliquement par la vue plongeante, qui vient isoler et écraser la marche de cette nouvelle Croisière Jaune au bout du monde.

Extraits Du T2 : au temps des républiques socialistes... ou des dictatures communistes ! (Gallimard 2020).

En couverture du second tome, la vieille Citroën Visa disparait au bout de la route, non loin de l’entrée d’un village. Au premier plan, sur une route mouillé, une moto s’est arrêtée. Le ciel encore tourmenté à laisser place à une éclaircie, mais le paysage semble littéralement coupé en deux entre ombres et lumières. Passés au-delà des frontières humaines et naturelles dans le seul et unique but d’aller « le plus loin possible », Nicolas et Guy sont toujours hantés par l’esprit et le verbe du poète belge Henri Michaux (1899-1984). Après avoir traversé l’Italie, la Yougoslavie et la Bulgarie, les compères découvrent Istanbul et la Biélorussie. De fait, ce n’est pas le clocher d’une église mais un minaret orthodoxe qui se devine au milieu des toits, dans ce lointain par essence inconnu. Si le terme « visa » dérive d’un mot latin désignant les « choses vues », la vision d’ensemble ne pourra être totale qu’en ayant été voir. Et en se souvenant des êtres, des moments et des choses… Ce que fait parfaitement De Crécy dans ce diptyque qui, bien sûr, vous invitera au voyage mémoriel, aussi réel que reconstruit par l’imaginaire.

Philippe TOMBLAINE

« Visa transit T1 » par Nicolas de Crécy
Éditions Gallimard (22,00 €) – EAN : 978-2-07-513093-6

« Visa transit T2 » par Nicolas de Crécy
Éditions Gallimard (22,00 €) – EAN : 978-2075130974

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