S’évader du harem, traverser l’Europe, et après ?

Au début du XXe siècle, l’Orient-Express s’emprunte dans les deux sens. Si pour les Occidentaux c’est un voyage vers un Orient mystérieux, dans le sens inverse, de Constantinople vers la France, cela peut être un périple semé d’embuches vers la liberté promise, surtout si on est une femme, qui plus est évadée du harem ! Un beau roman graphique rend compte d’un fait divers authentique de 1906, révélateur du début d’une émancipation féminine, toujours d’actualité plus d’un siècle plus tard.

1906, le vieil empire Ottoman est l’homme malade de l’Europe. Il ne survivra pas à sa défaite lors de la Première Guerre mondiale. À Constantinople, sa capitale, une élite éclairée est tiraillée entre les traditions turques et musulmanes et la culture occidentale qui la fascine. Ainsi, dans la famille d’un haut dignitaire du régime, deux filles sont élevées à l’européenne. Zennour et Nouryé parlent couramment le français et l’anglais, elles lisent l’italien et l’allemand, ont des notions en grec et en russe, elles ont appris suffisamment l’arabe pour étudier le Coran, assez de persan pour apprécier les poètes. Elles ont aussi beaucoup lu et donc beaucoup réfléchi. Ce qui les amène à contester leur situation d’éternelle mineure dans une société profondément patriarcale.

Constantinople, 1906...

Zennour, 22 ans, a été mariée contre son gré à un prince albanais, diplomate à la cour du sultan. Nouryé, 20 ans, se souvient du moment glaçant où l’imam venu lui faire sa leçon à domicile lui affirma qu’à 12 ans, elle devrait désormais sortir voilée. Les deux jeunes femmes veulent échapper à une condition qu’elles jugent insupportables. Plusieurs rencontres les mèneront à fuir le harem où elles vivent recluses et même leur pays. Marie Lera, tout d’abord, femme de lettres féministe, venu parfaire leur éducation, qui les conduit à plusieurs rendez-vous secrets avec Pierre Loti.

L’écrivain turcophile les rencontre, toujours voilées, une vingtaine de fois dans des lieux éloignés, secrets, parfois même des cimetières. Ses rendez-vous mystérieux sont à l’origine de son dernier roman : « Les Désenchantées », sous-titré « Roman des harems turcs contemporains ». Quand il parait, en juillet 1906, Zennour et Nouryé viennent d’arriver à Paris avec une complice.

Evadées du harem page 7.

La bande dessinée commence à la gare de Constantinople quand les trois femmes, très nerveuses, prennent sous de fausses identités l’Orient-Express en direction de Paris. Le récit alterne ensuite flashbacks sur leur vie cloitrée dans une riche famille ottomane, les soubresauts de leur voyage de Constantinople à Venise en passant par Belgrade puis leur découverte de la liberté en Occident, des possibilités ainsi ouvertes mais aussi d’angoisses nouvelles qui peuvent survenir.

Le péril est devant, mais le danger est derrière...

Pierre Loti

En 2011, Alain Quella-Villéger publiait « Evadées du harem. Affaire d’Etat et féminisme à Constantinople » aux éditions A. Versaille, ouvrage épuisé mais repris et actualisé en version poche aux éditions Actes Sud : le récit rigoureusement historique de la fuite des deux filles d’un ministre du sultan vers un Occident émancipateur qui provoque, en 1906, un véritable scandale d’État. Avec son frère Didier Quella-Guyot, scénariste bien connu et chroniqueur de la rubrique BD voyages sur BDZoom.com, adapte son livre pour le dessin de l’italienne Sara Colaone.

Le mariage de Zennour

L’album, totalement maitrisé, se lit d’une traite. Construit comme un escape movie haletant, prenant l’Orient-Express dans le sens inverse des thrillers occidentaux tels « le Crime de l’Orient-express » d’Agatha Christie ou « Orient-express » de Graham Greene. « Évadée du harem » est un témoignage unique, documenté et d’une grande profondeur, sur la difficile émancipation féminine en Orient, mais aussi en Occident au début du XXe siècle.

La voie vers la liberté est semée d’embuches, et arrivée à destination, les jeunes ottomanes, rebelles mais non révolutionnaires, s’interrogent avec raison sur le sens de cette liberté : sur ce qu’elles ont gagné et sur ce qu’elles ont perdu. L’album se clôt sur un instructif dossier sur les faits historiques relatés dans l’album. Dans « Entre exotisme et féminisme », Alain Quella-Villéger s’attarde notamment sur le rôle joué par Pierre Loti dans cette histoire rocambolesque. Ses rencontres avec les filles de Noury Bey sont à l’origine de « Les Désenchantées » : le dernier roman du marin académicien.

C'est la disgrâce politique assurée !

Sara Colaone a été remarquée pour ses précédents ouvrages aux thématiques politiquement engagées : « Au Pays des vrais hommes » et « Leda Rafanelli, : la gitane anarchiste ».

Elle apporte ici son trait vif, gras et charbonneux, avec une mise en images inventive dans des cases libres de tout contour, à un récit littéraire enchanteur dans lequel souffle un rafraichissant vent de liberté.

Rafraichissant et toujours d’actualité plus d’un siècle plus tard, à l’heure d’un recul des droits de l’homme au Moyen-Orient et singulièrement du droit des femmes.

Rencontre avec Pierre Loti

Laurent LESSOUS (l@bd)

« Évadées du harem » par Sara Colaone, Didier Quella-Guyot et Alain Quella-Villéger

Éditions Steinkis (18,00 €) – EAN : 978-236846-261-4

Entre exotisme et féminisme

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