Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Guy Marcireau : 20 ans en noir et blanc !
Peu de lecteurs se souviennent du nom de Guy Marcireau ! Ces travaux étaient rarement signés et sa brève carrière s’est limitée à la presse quotidienne et aux journaux de petits formats : travaux le plus souvent proposés en noir et blanc, choix qui convenait fort bien à ses histoires riches en séquences ayant pour cadre des lieux sordides suintant le crime et la conspiration. Sans doute une découverte qui s’impose pour beaucoup d’entre vous !
Le peu de choses que je sais sur Guy Marcireau, je le dois à mon ami le dessinateur André Gaudelette alias André Joy pour les vieux lecteurs de Vaillant (1).
Un jour, il m’a confié qu’il rencontrait de temps à autre, chez son coiffeur, un dessinateur dont le nom était Guy Marcireau.
Le père de « P’tit Joc » habitant Antony, il est fort probable que notre mystérieux dessinateur résidait lui aussi dans cette ville des Hauts-de-Seine.
Il était professeur de dessin et ne semblait pas avoir totalement abandonné cette profession pendant les 20 années au cours desquelles il s’est adonné à la bande dessinée.
Ce qui explique sa production modeste, mais aussi son manque d’ambition en ce qui concerne le choix des supports.
Ce n’est pas un cas unique, puisqu’à la même époque Georges Pichard et d’autres ont continué eux aussi à exercer leur enseignement.
La signature de Guy Marcireau apparaît dès l’après-guerre, non en tant que dessinateur de bandes dessinées, mais comme illustrateur. On lui doit les illustrations d’au moins deux ouvrages publiés en 1946 aux éditions de la Belle Fontaine : « Taïeu, la biche aux cheveux d’or » de Pierre Anceleu et « Justin, histoire d’un gamin de Paris » de Pierre René Groffe.
La même année, il illustre au minimum deux romans de la collection Junior héroïque des éditions Hier et aujourd’hui : « La Route de Taïpan » écrit par le jeune Roger Lécureux (futur cocréateur de « Rahan ») et « Le Mousse de Concarneau » de René Rennes, futur scénariste de « Réseau secret » (longue série située pendant la Résistance dessinée par Lucien Nortier dans L’Intrépide.)
À cette époque, la bande dessinée était encore un petit monde.
Des récits complets aux petits formats
Il faut attendre 1948 pour découvrir les premiers pas recensés de Guy Marcireau dans la bande dessinée, lesquels sont effectués dans les fascicules de récits complets alors nombreux.
Il commence par mettre en images cinq numéros de la Collection Bison qui en compte 67 : « John le borgne » dans le n° 40 de mai 1948, « L’Italien du cardinal » (n° 43), « Le Mystérieux Lord Harper » (n° 48), « Artignac l’aventurier » (n° 55), « Artignac et le petit diable » (n° 58), « Artignac et la marquise » (n° 60).
Cette collection publiée par les éditions Lucien Dejoie propose des fascicules de 12 pages au format à l’italienne édités sans date ni périodicité. Guy Marcireau, bien que débutant, témoigne déjà de son intérêt pour les récits historiques : particulièrement avec la trilogie « Artignac » qui met en scène un Gascon à l’âme de justicier, qui vous l’avez compris, fut un héros au destin fort court.
C’est avec la création de « Sogor le corsaire » que l’on peut savourer les aventures de son premier grand personnage, lequel évolue sous le règne du roi Louis XIV.
Cette série est publiée sous la bannière des éditions Ray-Flo qui ouvrent déjà leurs pages à d’autres histoires récurrentes appréciées par les lecteurs : « Jim Cartouche », « Jean Lynx »…
Ce flibustier intrépide parcourt les océans après s’être emparé de son navire L’Invincible.
Naviguant sur la mer des Caraïbes, il délivre la belle doña Murcia : la fille du gouverneur emprisonnée sur l’île de la Tortue. Il finira par l’épouser bien plus tard (à la fin de la série), après avoir vécu de nombreuses aventures sur terre comme sur mer.
Le scénario mouvementé, riche en abordages et en actions de bravoure, permet à Guy Marcireau de mettre en images ses thèmes favoris : les lieux mal famés, les combats épiques et les personnages aux trognes remarquables tout droit sortis de la grande Histoire.
Ce héros qui voyagera jusqu’au Nouveau Monde est présent dans les 19 numéros d’un magazine portant son nom, publié de mars 1949 à septembre 1950. Ces fascicules de format classique, aux couvertures spectaculaires, proposent des épisodes complets en 11 pages en noir et blanc.
Guy Marcireau abandonne les éditions Ray-Flo pour la Segedi : une filiale de la S.F.P.I. (Société française de presse illustrée) dirigée par Jean Chapelle. Il publie ses premières histoires pour cet éditeur dans Héros magazine : bimensuel de 12 pages, dont 68 numéros seront mis en vente de septembre 1949 à décembre 1952. « Gasconnet », son premier récit, est publié dans le n° 21 en août 1950. Il est suivi par « La Diligence de l’or » (n° 25)… et peut-être par d’autres histoires non créditées.
Cette première collaboration lui permet de rejoindre André Oulié, Jean Pape, Maxime Roubinet, Claude-Henri, René Pellos, Pierre Dupuis… qui deviendront ses confrères pendant de longues années. Dès 1950, il réalise quelques histoires complètes pour l’hebdomadaire de grand format Zorro : « La Revanche du galérien » (n° 231 de novembre 1950), « Le Trésor d’Aukar » (n° 235)…
Au milieu des années 1950, il rejoint les magazines de petits formats qui, peu à peu, prennent la relève des hebdomadaires classiques ; et Zorro n’échappe pas à cette tendance.
Après quelques histoires réalisées pour Bimbo et pour Hoppy, où il anime brièvement le western « Sam Grant » (scénario Michel Bergerac),
il dessine régulièrement pour l’excellent Arc en ciel dont 28 numéros seront publiés entre 1956 et 1959 par les éditions de l’Occident : la filiale belge de la S.F.P.I..
Ce trimestriel devenu mensuel, partiellement en couleurs et dont les couvertures peintes en double page sont pour beaucoup signées par Pierre Dupuis, offre 200 pages de bandes dessinées.
Une grande partie consiste en des créations réalisées par la solide équipe des dessinateurs de Zorro.
Il y anime des histoires sans héros récurrents, évoluant dans ses deux époques de prédilection : le temps de la flibuste et la fin du XIXe siècle. Notons : « Tommy Tim » (n° 1 au troisième trimestre 1956), « Spaventa le roi du cirque » (n° 2),
« L’Appel de l’aventure » (n° 3), « La Terrible Machination » (n° 4), « Le Mendigot » (n° 9), « Lieutenant Hudson » (n° 11), « L’Imposteur » (n° 14), « L’Indomptable Fellini » (n° 16), « Au service du Roy » (n° 17 d’août 1958)…
N’ayant en ma possession qu’une douzaine de numéros dont il est absent, je ne peux affirmer la présence dans ce titre de « l’excellent »« Jean la Misère » cité en ce terme élogieux dans « 50 ans de petits formats », l’ouvrage pionnier en ce domaine de Pierre Caillens.
Après la disparition d’Arc en ciel, Guy Marcireau effectue un court passage dans le nouveau mensuel Cap 7 lancé en janvier 1959. Dès le premier numéro, il y anime un western : « Tim scout de la prairie » qui prend fin dans le n° 12 de décembre 1959 : une histoire des plus classiques au cours de laquelle Tim, le célèbre scout, traque les bandits de tous poils en compagnie de son ami Mac Braddy.
Le début des années soixante étant occupé par la réalisation d’une bande quotidienne pour la presse, c’est en 1963, après une éclipse de trois ans, que Guy Marcireau revient dans les formats de poche de la S.F.P.I. avec un nouveau héros : Morin le Fort, le justicier des mers du Nord.
Ce capitaine au courage légendaire combat les Anglais pour le compte du roi de France.
Avec ses fidèles compagnons, le docteur Cyprius, le Rablé et le jeune Martinet, il est le héros de 16 longs récits aux scénarios passionnants.
Le dessin, plus musclé et aux décors soignés, bénéficie de l’expérience du dessinateur dans la presse quotidienne.
Ces histoires sont publiées dans le mensuel Titan, tout au long de ses 16 numéros de mai 1963 à août 1964.
Notons que « Titan » est aussi le titre d’une série de science-fiction imaginée par Pierre Dupuis, devenue culte pour ses anciens lecteurs.
Son retour à la presse quotidienne au milieu des années 1960 l’empêchant de se lancer dans des créations de longue haleine, Guy Marcireau réalise des récits complets indépendants pour divers poches de la S.F.P.I. : un bref retour de « Sogor corsaire du Roy » dans Ajax n° 15 (février 1966),
« L’Épave » dans Amigo n° 29 (août 1967)…
Pour Zorro spécial, hors-série trimestriel de 228 pages du mensuel Zorro, il signe quelques beaux récits indépendants : « La Chevauchée fantastique » (n° 17 de juin 1962),
« Nicolas enfant de Paris » (n° 18 de septembre 1962),
« Cap Zoom » (n° 21 de juin 1963), « Le Trésor maudit » (n° 28 de mars 1965), « Le Déporté de la Railleuse » (n° 36 de mars 1967), « L’Exploit du capitaine Wood » (n° 37 de juin 1967),
« Capitaine Cordona » (n° 35 de décembre 1966), « Le Chevalier des mers » (n° 40 et dernier de mars 1968)…
Ce récit de flibuste est l’ultime collaboration de Guy Marcireau pour la Société française de presse illustrée.
L’après-mai 1968 s’annonce difficile pour Jean Chapelle qui limite la part des créations dans ses journaux au profit du matériel étranger.
Notre professeur de dessin est l’un des premiers à faire les frais de cette regrettable politique éditoriale dictée par les évènements.
Des strips au quotidien
Le succès fabuleux des bandes quotidiennes créées et distribuées dans la presse par l’agence Opera Mundi (fondée avant-guerre par Paul Winkler) donne naissance à d’autres structures qui tentent de la concurrencer : Paris-Graphic qui diffuse les travaux de ses dessinateurs fondateurs de 1945 à 1955 (dont Auguste Liquois et André Galland), l’agence Scoop créée par Pierre Lazaref pour France-Soir, Cino Del Duca qui crée et dirige Mondial Presse de 1956 à 1972, Intermonde presse (IMP) fondée en 1959 qui s’adresse surtout aux journaux de province… et les modestes Auteurs réunis qui créent et diffusent quelques bandes quotidiennes de 1960 à 1969 signées André Galland, Bolano… et Guy Marcireau.
De 1960 à 1962, ce dernier réalise ce qui demeure le grand œuvre des Auteurs réunis : l’adaptation de « Monsieur Lecoq » d’Émile Gaboriau (1832-1873), le père du genre policier. Lecoq (on ignore son prénom) apparaît brièvement en 1865 dans « L’Affaire Lerouge » publié sous forme de feuilleton dans Le Pays. Lecoq devient ensuite le héros de quatre romans (« Le Crime d’Orcival », « Le Dossier 813 », « Les Esclaves de Paris » et, enfin, « Monsieur Lecoq » en 1868) tous parus eux aussi sous forme de feuilletons, mais dans Le Petit Journal.
Flanqué de son « maître », le jeune inspecteur ambitieux Tabaret, qui est capable de se grimer pour affronter la pègre, mène ses enquêtes avec des méthodes modernes que n’aurait pas reniées Maigret. Ces quatre romans sont adaptés en 505 strips muets avec le texte placé sous les images. Guy Marcireau, qui depuis longtemps témoigne de son goût pour dessiner la France du XIXe siècle, prend un réel plaisir à mettre en scène ce personnage romanesque. L’absence de phylactères lui permet de proposer une suite d’images bien plus travaillées qu’il ne l’aurait fait pour une bande dessinée classique. Publié dans le Parisien libéré, sans que les différentes enquêtes soient séparées, ce « Monsieur Lecoq » est sans nul doute l’œuvre la plus remarquable du dessinateur.
Notons que son confrère catalan Marc Cardus a, lui aussi, adapté « Inspecteur Lecoq » pour Mondial Presse en plus de 800 strips publiés de 1969 à 1972 dans Paris-jour. La disparition de ce quotidien en avril 1972 laisse « Inspecteur Lecoq » inachevé.
Après avoir signé les 16 épisodes de « Morin le Fort » dans Titan, Guy Marcireau revient en 1965 au strip quotidien avec « Béatrice », cette fois proposé sous forme de bande dessinée avec des phylactères. Amoureuse d’Henri, jeune noble sans fortune, la belle Béatrice est contrainte d’épouser Carlo prince de Bonnacio héritier d’une riche famille vénitienne : un thème romanesque fréquent en ces années d’après-guerre fort bien mis en valeur tout au long des 140 bandes que compte ce récit publié, lui aussi, par le Parisien libéré.
Guy Marcireau réalise dans la foulée « Masque rouge », toujours pour les Auteurs réunis : une histoire totalisant 300 bandes ayant débuté fin 1965 et se terminant à la fin de l’année suivante. Paru dans le Parisien libéré, ce récit a pour héros un personnage mystérieux portant un masque rouge qui dissimule son visage. De Paris aux rives du Danube, en passant par le Népal, la loi sans pitié de l’homme masqué risque de contrarier bien des projets sordides : « Rocambole » n’est pas loin tout au long de cette histoire aux dessins soignés.
Enfin, en 1967 et 1968, Marcireau réalise « Douce-Amère » : une histoire romantique en 310 bandes publiée, elle aussi, par le Parisien libéré. Pour parvenir à conquérir Isabelle, le chevalier Yan d’Interlkman va devoir déjouer bien des complots, alors qu’une rébellion de la population se prépare. C’est avec moins de conviction qu’il illustre cette ultime histoire produite par les Auteurs réunis, lesquels s’apprêtent à jeter l’éponge.
La presse quotidienne accorde de moins en moins d’espace aux bandes dessinées, alors que les éditeurs de BD occupent de plus en plus la place restante en proposant à petits prix, voire gratuitement, leurs propres créations. Signalons que « Douce-amère » et « Masque rouge » ne sont pas présents dans toutes les éditions du Parisien libéré. Certaines éditions de province remplaçant ces deux histoires par la bande quotidienne des « Pieds nickelés » dessinée par René Pellos. Pire, le quotidien parisien passant au format tabloïd, les bandes dessinées sont malheureusement réduites à un timbre-poste.
La S.F.P.I. ayant mis un terme à leur collaboration et les Auteurs réunis disparaissant, Guy Marcireau perd, en cette année 1968, ses deux uniques employeurs. Plutôt que de chercher de nouvelles collaborations comme le font certains de ses confrères, il décide probablement d’abandonner la bande dessinée, afin de se consacrer à son métier d’enseignant… ou il prend tout simplement sa retraite comme Pierre Chéry (2) le fera quelques années plus tard.
Nous ignorons ce qu’est devenu ce dessinateur qui, pendant deux décennies, a œuvré discrètement, mais avec talent, pour la bande dessinée. Si l’on excepte quelques pages en couleurs dans Arc en ciel, ses travaux ont toujours été présentés en noir et blanc. Ce qui convenait fort bien à son trait élégant et sombre mettant en valeur des personnages torturés, inspiré par les illustrateurs des journaux du début du XXe siècle.
Bien entendu, toutes informations concernant Guy Marcireau seront les bienvenues.
 Henri FILIPPINI
Relecture, corrections, rajouts et mise en pages : Gilles RATIER
 (1)      Voir Le dessinateur André Gaudelette, qui signait aussi André Joy, est décédé ce week-end ! et « P’tit Joc » d’André Joy et Jean Ollivier.
(2)      Voir Pierre Chéry : franco-belge et heureux de l’être !.