« Mangez-le si vous voulez » : un fait divers découpé en tranches par Dominique Gelli et Jean Teulé !

Prenez une date au goût de défaite (1870), rajoutez-y un jeune notable (Alain de Moneys) prêt à défendre son pays. Mélangez le tout avec un village de Dordogne (Hautefaye) volontiers paranoïaque, empli de haines et de frustrations. Saupoudrez votre bouillon (de 11 heures…) avec ce qu’il faut de violence, d’absence de raison et de barbarie meurtrière ; et vous obtiendrez l’un des faits divers les plus insoutenables de tous les temps. Où, comment, pour une phrase mal interprétée par une foule hystérique, un homme allait subir les pires tortures, son martyr hantant à jamais les annales judiciaires françaises. Paru en 2009, le roman de Jean Teulé fut un choc littéraire, parfaitement rendu par Gelli dans une adaptation aux pages éprouvantes… qui ne doivent pas vous couper de l’appétit de lire !

Les lieux du crime et la victime, Alain de Monéys.

Durant l’été 1870, allant de défaite en défaite face aux troupes prussiennes, l’armée française de Napoléon III et Bazaine entérine la fin du Second Empire. Si la reddition n’est effective qu’à partir du 2 septembre, aux lendemains de la désastreuse bataille de Sedan, le pays est dans une situation quasi-insurrectionnelle depuis août ; certains révolutionnaires socialistes prônent déjà le retour de la République, quelques mois avant l’épisode tragique de la Commune de Paris (18 mars au 28 mai 1871). Inévitablement, dans un tel contexte, les rancœurs et les passions s’exacerbent et une étincelle suffit à mettre le feu aux poudres. Lors de la foire annuelle aux bestiaux organisée à Hautefaye le 16 août 1870, plusieurs rumeurs courent : certains prétendent que des espions prussiens surveillent les alentours, d’autres que les nobles et les prêtres – favorables à un retour de la monarchie – conspirent contre l’Empire. Souffrant par ailleurs d’un long épisode de sécheresse, les agriculteurs locaux pâtissent d’une situation économique désastreuse : tant attendu, ce jour de foire n’est pas aussi rentable qu’espéré. Sous de très fortes chaleurs, paysans et artisans se mettent abondamment à boire… pour se rafraîchir et oublier leurs malheurs.

C’est dans ce contexte que surgit Alain Romuald de Monéys d’Ordière, un notable et gérant domanial de 32 ans qui n’a pas pourtant pas usé de ses titres pour se soustraire à son devoir. Bien que boiteux et de faible constitution, exempté en ce sens des obligations militaires, ce célibataire a la ferme intention de s’engager sur le front de Lorraine pour aller défendre son pays ! Arrivé à la foire vers deux heures de l’après-midi, victime d’un malentendu après avoir tenté de défendre un cousin, Monéys est à son tour pris à partie, étant accusé – à tort – d’avoir crié « À bas la France ! ». Bientôt, on le suspecte d’être un traître ou un Prussien. Ceux qui le connaissent l’insultent, d’autres font mine de ne l’avoir jamais vu, d’autres encore commencent à lui jeter des pierres ou à le bastonner…

Un homme et une foule : agneau et loups... (pages 7, 8 et 83 - Delcourt 2020).

Trés symboliquement, en couverture, Gelli (connu pour la trilogie « Raoul Fulgurex », scénarisée par Tronchet) a choisi de représenter le moment fatidique : celui où un homme, seul et désemparé, doit affronter une foule hostile d’hommes armés de piques et de bâtons. Debout devant ce tribunal populaire à l’évidence plus prompt au lynchage qu’à la médiation, notre homme apparaît d’office comme le bouc-émissaire, la victime expiatoire d’un monde manichéen. Blanc ou noir, ami ou ennemi. Dans cette perspective démoniaque, l’homme est un loup pour l’homme, jusqu’à sa propre dévoration comme le laisse à penser un titre qui entérine l’horreur absolue de ce fait divers. Écrite en capitales d’imprimerie rouge sang, la phrase « Mangez-le si vous voulez » renvoie directement à l’anthropophagie, généralement considérée comme un crime dans les pays chrétiens… depuis l’époque de Charlemagne. À Hautefaye, cette phrase aurait été prononcée par le maire Bernard Mathieu, 78 ans, totalement dépassé par les événements et refusant de venir en aide à Alain de Monéys. Devant la foule qui manifestait l’intention de brûler et manger la victime, l’édile aurait ainsi répondu : « Faites ce que vous voudrez, mangez-le si vous voulez ! »

Illustration pour les pages de garde (Delcourt 2020).

Au fil des 168 pages que totalise l’album, les cases de Gelli – blanches, noires et rouges – progressent en intensité et en horreur. De pages en pages, les corps s’étirent, les visages se délitent, les âmes se corrompent. Les silhouettes s’opposent, s’entrelacent, s’affrontent, se tuent. Et le tour vire au jeu de massacre dans un décor théâtralisé, quasi inexistant, où le vide semble avoir cédé toute la place au mal absolu. Saisi par les horreurs décrites, jamais à vrai dire nous n’aurons peut-être tenu entre les mains un album aussi glaçant et aussi perturbant. Car, au delà de la part de romanesque inhérente au récit voulu par Jean Teulé, tout y est véridique, à commencer par le tracé des errements du désespéré Monéys dans le village, que certains tentent de soustraire aux assauts répétés des paysans. En vain. Battu, molesté, supplicié, transpercé, lacéré, écharpé, pendu, brûlé, dévoré… Monéys sera tué comme une bête sauvage. Présenté en vingt chapitres, le supplice insensé n’aura pourtant duré que deux heures, mais une éternité pour la victime. À l’issue de la curée, la psychose envahit les environs où l’on craint de nouvelles Jacqueries ; informée, la presse s’empare du drame, permettant à l’affaire de remonter jusqu’en haut lieu. La Justice, implacable avec les bourreaux, suivra durement entre septembre et décembre 1870 : 21 inculpés, quatre condamnés à mort, une dizaine de peine de travaux forcés (dont une à perpétuité) et un maire décédé à cause de ses remords. En ce XXIsiècle, le village de Hautefaye vit encore dans la honte de ce fait divers hors normes. Et le lecteur de songer longtemps à cet album ainsi qu’aux conséquences et aux choix de l’Histoire, à l’heure où la question de la peine de mort – sinon de l’éternel goût de la foule pour le sang – semble redevenir un simple sujet de sondage en France…

Philippe TOMBLAINE

« Mangez-le si vous voulez » par Dominique Gelli d’après Jean Teulé
Éditions Delcourt (18,95 €) – EAN : 978-2413013709

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2 réponses à « Mangez-le si vous voulez » : un fait divers découpé en tranches par Dominique Gelli et Jean Teulé !

  1. BARRE dit :

    C’est bien la première fois que je finis de lire un album de bande dessinée horrifié, quasi traumatisé par cette histoire véridique ! Et pourtant je ne suis pas un jeune et tendre lecteur ! J’ose dire que c’est un album remarquable et courageux pour traiter un tel fait! Le dessin restitue une incroyable ambiance oppressante. Je cours relire Pifou pour me détendre !

  2. Fran6 dit :

    Il est à noter que pendant plus d’un siècle cette terrible tragédie est restée relativement méconnue.
    Il a fallu attendre 1982 et la parution du livre de l’écrivain périgourdin Georges Marbeck « Hautefaye l’année terrible » pour qu’elle soit enfin révélée au grand public. Il s’agit de l’ouvrage le plus documenté sur le sujet, qui est indispensable pour comprendre le contexte historique de l’époque et l’enchainement des évènements.
    Les livres de l’historien Alain Corbin (Le village des cannibales) et de Jean Teulé, parus par la suite n’apportent rien de nouveau sur ce drame historique.

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