« Le Temps des humbles : Chili, 1970 – 1973 » : quand Désirée et Alain Frappier racontent mille jours d’espoir démocratique…

Dans le Chili du début des années 1970, Soledad rencontre Ricardo [dit Alejandro] Jorge Solar Miranda : à 18 ans, il est membre de la gauche révolutionnaire, à 15 ans, elle est issue d’une famille de paysans pauvres. Comme des milliers d’autres, ces humbles vivront dans des campements de fortune, en mettant tous leurs jeunes espoirs dans les luttes de l’Unité populaire : indéfectible soutien des partis de gauche au bénéfice de la présidence de Salvador Allende. Poursuivant le récit entamé en 2017 dans « Là où se termine la terre : Chili, 1948 – 1970 », Désirée et Alain Frappier, entre Histoire nationale et émotions personnelles racontent à fleur de peau les mille jours d’une parenthèse enchantée qui prendra fin dans la tragédie…

Une première approche de l'histoire chilienne contemporaine (« Là où se termine la terre », Steinkis 2017).

Une révolte toujours actuelle... (extraits du « Temps des humbles », planches 9 et 10, Steinkis 2020).

Journaliste et écrivaine de formation, Désirée Frappier rencontre le peintre et graphiste Alain Frappier en 1991 : tous deux mettront dès lors en œuvre des albums portés par le sens du détail historique, le récit intimiste, l’évocation des luttes et des évolutions politiques et sociales. Des ouvrages souvent très forts, portés par le noir et blanc, et où les témoignages s’allient – sur un mode volontiers dénonciateur – au sens de la BD reportage. Après « Dans l’ombre de Charonne » (2012) et les autobiographiques « La Vie sans mode d’emploi : putain d’années 80 ! » (2014) et « Le Choix » (2015), le couple s’engage dans une minutieuse exploration du Chili, ce pays des luttes sociales et de la révolte qui gronde, situé « Là où se termine la terre ». Raconté à travers les yeux du jeune Pedro Atías, fils de l’écrivain socialiste Guillermo Atías, exilé en France après le coup d’État du général Pinochet et ami des auteurs, le récit porte l’histoire d’un homme et d’un peuple. Le lecteur suit ainsi (de 1934 à 1970) l’onde de choc de la révolution cubaine, la création du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), puis l’élection sur le fil du camarade-président. Sans concession, le ton suit un parcours humain, la naissance d’une conscience politique, ce jusqu’au coup d’état de Pinochet en septembre 1973. Au fil des 260 planches de ce premier tome, l’on découvrira naturellement les us et coutumes du Chili, entre ruelles et volcans, palais et manifestations monstres dans les rues de Valparaiso. Tous les espoirs réunis lors des mille jours de la « voie chilienne vers le socialisme »

Un témoin qui n'est pas solitaire (extrait du « Temps des humbles », planche 34, Steinkis 2020).

Avec « Le Temps des humbles : Chili, 1970 – 1973 », Désirée et Alain Frappier font de nouveau le choix du récit à la première personne, instructif, abondamment documenté, évidemment poignant. Ces mêmes sentiments étreignent le lecteur en découvrant, dès la première page, l’hommage adressé à l’auteur chilien Luis Sepúlveda, décédé (suite à une infection par le coronavirus) en avril 2020. Désireux de raconter plus en détails l’importance de la mobilisation étudiante qui avait précédé l’Unité populaire, les auteurs cèdent la parole à d’anciens élèves de l’Institution pédagogique (surnommée El Peda) de Salvador. Très ancrée à gauche, réputée pour la qualité de son enseignement, l’université commente abondamment la position politique américaine, éternel soutien de la junte militaire. Manifestant toujours en 2019 contre les exactions du pouvoir et l’héritage de trente années de dictature, El Peda (renommée UMCE) pousse les Frappier à comprendre en retissant des liens : « Nous avons poussé les portes des musées et des Archives nationales, cherchant à comprendre et à incarner les trois années qui précédèrent la mort tragique du premier président marxiste de l’histoire élu par les voies électorales, et le gouvernement de l’Unité populaire dont les images, souvent sauvées au prix d’incroyables périples, combattent aujourd’hui l’oubli. »

Manifestation de soutien à Allende en 1970.

Un amour aveugle pour la liberté (extraits du « Temps des humbles », pages 115 - 116, Steinkis 2020).

Au fil des voyages et des rencontres, Désirée et Alain Frappier rencontrent Soledad (solitude) : c’est elle qui racontera sa vie de misère, en tant que membre d’une fratrie de neuf frères et sœurs issue d’un couple de paysans pauvres. Lorsqu’elle rencontre Alejandro, ce dernier est le responsable de la toma, une occupation illégale de terrain où 360 familles vivent dans l’espoir d’obtenir une maison. Soledad fera fait partie des sin-casa, ces 60 000 familles vivant sous des tentes de fortune dans la périphérie de la ville de Santiago. Ces humbles, chaque jour diffamés par la presse gouvernementale qui les traitent de paresseux, de délinquants ou – pour les femmes – de prostituées, vont un jour avoir un espoir : l’élection de Salvador Allende. Le 4 septembre 1970, ce dernier est élu avec 36,6 % des voix. Un score non majoritaire qui nécessitera encore que le scrutin soit confirmé par le Congrès chilien, dominé par les démocrates-chrétiens et les conservateurs… En 360 pages, les auteurs déroulent les faits, les anecdotes, les témoignages, les joies, les colères et les cris d’horreur. Car la CIA reçoit très vite pour instruction de Richard Nixon de tout faire pour ruiner le Chili : pressions, menaces, blocages des biens et avoir aux états-unis, interdictions d’exportations, baisse du cours du cuivre (la principale ressource du pays) et, finalement, attentats et aide au coup d’état. Le 11 septembre 1973, le palais présidentiel est attaqué par les forces du général Augusto Pinochet, commandant en chef des forces armées. L’ombre du fascisme s’étendra sur l’ouvrier, le paysan, l’intellectuel et l’artiste. Le Chili, qui compte alors 10 millions d’habitants, totalisera plus de 100 000 arrestations. Et de milliers de disparus. Subissant le pire, Soledad s’exilera en Belgique… Complété par un dossier documentaire et une longue bibliographie, « Le Temps des humbles » met l’accent sur une indispensable mémoire, nécessaire aux tentatives de reconstruction démocratique de l’ensemble de l’Amérique du Sud. Ce dans une actualité dévastée par l’actuelle pandémie… Restons humbles, mais saluons à sa mesure l’immensité du message porté au travers de cet album.

Philippe TOMBLAINE

« Le Temps des humbles : Chili, 1970 – 1973 » par Alain et Désirée Frappier
Éditions Steinkis (25,00 €) – EAN : 978-2368461464

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