« Une amitié singulière » : une fascinante affaire de style selon Floc’h et Rivière

Initiée dans Pilote en 1977 avec « Le Rendez-vous de Sevenoaks », la série « Albany & Sturgess » s’est poursuivie jusqu’en 2006, avec une prédilection marquée pour la scène littéraire britannique, le récit policier et les ambiances feutrées, détourées façon ligne claire et Agatha Christie. La copieuse intégrale (408 pages) proposée par Dargaud ce printemps rassemble la célèbre « Trilogie anglaise », les nécrologies « À propos de Francis par Olivia Sturgess » et « Olivia Sturgess 1914-2004 », le catalogue d’exposition « Collection Albany–Sturgess » ainsi que les trois volets de « Blitz ». Tissant un récit sous l’influence du nouveau roman, jouant en permanence sur la porosité entre fiction et monde réel, Floc’h et Rivière ont réalisé une œuvre sans équivalent dans la bande dessinée francophone : d’une rare élégance, leurs héros-qui-n’en-sont-pas nous ramènent sans cesse au coupable plaisir initial, celui d’aimer lire… Au coin du feu, avec une coupe d’english tea de préférence.

Albany & Sturgess, un monde empreint de fiction littéraire.
Visuel pour une carte postale et dessin de couverture pour « Le Rendez-vous de Sevenoaks » (Dargaud 1977).
En 1977, dans Pilote, les auteurs annoncent leurs intentions avec cette planche qui sera reprise ultérieurement (sans le texte) comme sera repris comme page de titre de l’album « Le Rendez-vous de Sevenoaks ».
Un écrivain en plein cauchemar ? (planches 1 et 2 – Dargaud 1977-2019).

Récapitulons pour tenter d’y voir un peu plus clair. Le 29 mars 1977, dans le numéro 35 de Pilote, les lecteurs voient apparaître un certain George Croft dans « Le Rendez-vous de Sevenoaks  ». L’histoire, qui débute à Londres en avril 1949, met en scène « un journaliste-écrivain versé dans la littérature mystérieuse », tel que nous l’annoncent les auteurs dès la première case. Chinant chez un bouquiniste, Croft découvre « Nightmares », un recueil de nouvelles écrit par l’étrange Basil Sedbuk (1865 – 1926), un écrivain spécialisé dans le macabre et passé à une courte postérité grâce à l’adaptation de ses pièces par le Black Theatre. Deux détails interrogent Croft : « Nightmares », paru l’année de la mort de Sidbuk, ne figure sur aucune de ses biographies ; surtout, les récits qu’il contient… sont identiques aux contes fantastiques que vient tout juste d’imaginer Croft ! Décontenancé et craignant d’être taxé de plagiat, Croft demande l’aide d’un confrère : planche 8, Francis Albany fait ainsi une très courte intervention. Quelques pages plus loin, c’est Olivia Sturgess, qualifiée de « Queen of Detective Novel », qui entre en scène en disant notamment à son interlocuteur, quelque peu dubitatif : « Sachez, George, qu’il en va de certaines existences comme de ces décors de théâtre construits en trompe-l’œil… ». Dès lors, l’album s’amuse à déconstruire toutes les attentes du lecteur : si les références policières et horrifiques abondent, le scénario les prend ici à revers en les confinant (sic) dans les marges floues entre réalité et fiction. Plongeant peu à peu dans la folie, le personnage principal ne survivra pas à ses créateurs. Et si tout cela n’était qu’une situation romanesque de plus, ou, et à vrai dire, un roman écrit par Olivia Sturgess en personne ? C’est du moins une hypothèse que les lecteurs ne verront être confirmée que bien plus tard, en 1992, lors de la parution d’« À propos de Francis Albany », où Sturgess – retraçant l’existence et les temps forts vécus avec celui qui vient de décéder le 12 septembre 1992 – évoque son propre premier ouvrage, écrit à 18 ans en 1935, et qui n’est autre que… « Rendez-vous in Sevenoaks » !

La première apparition d’Olivia Sturgess (14e planche – Dargaud 1977-2019).

Rompant avec la linéarité traditionnelle du récit de bande dessinée, ce premier volume reprend le style graphique de la Ligne claire (aplats de couleur unie délimités par un trait continu épuré, absence de hachures et d’ombres) à une époque où celle-ci (héritage d’Hergé, Jacobs, Vandersteen, Martin et De Moor), connaît une sorte de revival, en particulier grâce à Tardi, Yves Chaland, Ted Benoit et Joost Swarte, ce dernier allant populariser l’expression « ligne claire » en 1977. Dans ce va-et-vient incessant entre ce qui est donné pour vrai et ce qui est censé être faux, le scénario s’autorise des sorties de pistes dignes des constructions impossibles du Néerlandais M. C. Escher : comment comprendre par exemple que Francis Albany apparaisse en 1935 (dans une histoire qui semble donc avoir été écrite par Olivia), alors que leur première rencontre ne date que de novembre 1938, ce détail étant précisément donné en 1992 dès les pages introductives d’« À propos de Francis Albany »…

Conçu initialement tel un album isolé, « Le Rendez-vous de Sevenoaks  » est publié par Dargaud en juillet 1977. Il sera réédité en 1979 et 1984, puis reproposé sous une couverture alternative en février 1985. Inspirés notablement par l’hyper-réalisme du « Blake et Mortimer » d’Edgar P. Jacobs et par les histoires en huis-clos mises en scènes tant par Hergé (« Les Sept Boules de cristal » en 1948 et « Les Bijoux de la Castafiore » en 1963) que par Agatha Christie (« Dix petits nègres » en 1939), Rivière et Floc’h (le nom de plume de Jean-Claude Floch) glissent Francis et Albany dans la peau de seconds rôles à priori insignifiants. L’un est un critique littéraire renommé et l’autre une fameuse romancière férue de polars. Point notable : aucun de ces antihéros n’accomplira jamais aucun autre exploit que celui d’écrire et de réfléchir au récit en cours ! Projection des inclinations anglophiles de François Rivière, le duo Albany-Sturgess est supposé exister dans le réel en côtoyant les grands de ce monde, que ces derniers semblent vraiment exister ou qu’ils ne soient que de simples cameos, portraits d’un monde installé en guise de décor : au fil des cases et des des albums se glisseront donc les noms ou les visages de Winston Churchill, Alfred Hitchcock, Agatha Christie, Ian Fleming, Stephen Tennant, Graham Greene, Noel Coward, David Lean, Barbara Cartland ou Andy Warhol.

Couverture de la réédition du « Dossier Harding » (Dargaud 1984 – 2019).
Un nouveau mystère pour Olivia, Albany… et Agatha Christie (planche 3)

Comble du comble, alors que ni Rivière ni Floc’h n’envisageaient de faire de la bande dessinée leur métier, voici que le succès du « Rendez-vous de Sevenoaks » vient rebattre les cartes. En juin 1980, renonçant à la trame borgésienne, les auteurs réactivent donc leurs personnages au sein de Pilote dans « Le Dossier Harding », album qui sera publié par Dargaud en octobre suivant. Décrit comme un survivant du naufrage du Titanic (sa mère venant juste d’échapper au naufrage de 1912 avant d’accoucher), Francis Albany tente de résoudre les énigmes soumises par le hasard de l’existence : il se penche cette fois-ci sur la mort étrange de Sir Harding, l’éditeur de son amie Olivia Sturgess, femme adulée par le milieu littéraire londonien et auquel il n’est pas insensible. Ligne claire, fausses pistes et jeux identitaires seront les maîtres mots du canevas tricoté façon Cluedo dans le prestigieux manoir de l’éditeur disparu, Burton Lodge, un cadre digne des enquêtes d’Hercule Poirot ou de Sherlock Holmes. Pour une fois dénué de procédé narratif paradoxal, mais truffé de références littéraires, le récit est un prétexte permettant aux auteurs d’en dire beaucoup sur la vie et le quotidien de nos deux antihéros. C’est également à partir du « Dossier Harding » que les auteurs vont réfléchir au concept de série : il sera reproposé en septembre 184 sous une couverture alternative mettant plus en avant le personnage d’Albany. « Albany & Sturgess » s’impose auprès des lecteurs comme titre de série et « Collection Albany » comme appellation officielle dans le catalogue Dargaud de 1986.

Couverture pour « À la recherche de Sir Malcolm » (Dargaud 1984-2019).
Une enquête entre deux époques (planche 9)

La « Trilogie anglaise » se poursuivra en 1983 avec « À la recherche de Sir Malcolm », un album s’ouvrant avec trois pages décrivant la tragédie du naufrage du Titanic. Débutant en 1952, le récit voit Albany s’intéresser aux circonstances de la disparition de son père à bord du célébrissime paquebot. Après le récit fantastique et le récit policier, Rivière et Floc’h jouent cette fois-ci avec les codes du récit d’espionnage puisque diplomates et agents britanniques, américains et allemands s’y affrontent en tentant de faire main-basse sur des documents secrets… qui le resteront. La structure enchâssée du récit glisse de la réalité des années 1950 à celle des années 1910 via l’onirisme : somnolent, Albany s’imagine enfant, en compagnie d’Olivia, à bord du Titanic. Les voici acteurs-spectateurs d’une aventure qu’ils ne peuvent avoir vécu, laissant le lecteur prendre à son tour le rôle de l’enquêteur dans un nouveau jeu – de fausses pistes – où toutes les règles sont par avance… déréglées, à commencer par celle de l’espace-temps. C’est du reste dans cette même veine que sera annoncé en 1988 un nouveau titre, « Le Scandale Vera Lindsey », dans lequel les auteurs avaient prévu de montrer Albany et Olivia à différents âges et étapes clés de leurs existences. Régulièrement annoncé jusqu’en 2000, ce titre sera finalement abandonné, la collaboration entre Floc’h et Rivière s’interrompant jusqu’en 2004, outre la réalisation d’une trentaine de pages illustrées destinées à l’éloge funèbre « À propos de Francis par Olivia Sturgess », paru en 1992. Cette disparition, qui s’explique par l’implication grandissante de Floc’h dans le registre publicitaire, permet néanmoins aux auteurs de parfaire leur récit-cadre : le récit retracé par Olivia conjugue plus que jamais le réel et le la fiction, ce d’autant plus que figurent au fil des pages non seulement les grandes figures britanniques déjà évoquées mais également tout un éventail de photographies, affiches, couvertures de livres, extraits de lettres manuscrites et même une sérigraphie d’Albany par Warhol. Mise en abyme dans la mise en abyme, voici la fiction devenir réalité sous l’angle de l’imaginaire. Rien d’étonnant donc à ce que les commentateurs évoquent Albany et Sturgess comme des personnages ayant vraiment vécu au XXe siècle. Pourquoi s’en étonner, alors que plus d’un est encore persuadé de nos jours qu’un détective comme Hercule Poirot a vraiment existé, ce dernier ayant vu sa nécrologie publiée dans le New York Times en 1975.

Couverture et extrait d’« À propos de Francis par Olivia Sturgess » (Dargaud 1992-2019).

La publication sous forme d’intégrale intitulée « La Trilogie anglaise » par Dargaud en novembre 1992 aurait pu mettre un point final à toute l’affaire. Or, les auteurs vont doublement récidiver : c’est en juin 2005 que paraissent coup sur coup « Olivia Sturgess 1914 – 2004 » et « Collection Albany-Sturgess, le premier ouvrage étant un (faux) reportage autobiographique et romancé sur la vie de l’écrivaine et le second le catalogue d’une exposition associant le souvenir des deux personnages à celui de leurs plus prestigieuses rencontres (de Noel Coward à Ian Fleming en passant par Patrick McNee et Cole Porter !). Photographies, sculptures, dédicaces, vêtements, pipes ou véhicules, rien ne manque à ce nouvel inventaire de la fiction.

Couverture et extrait d’« Olivia Sturgess 1914-2004 » (Dargaud 2005).

Encrage de Floc’h pour la planche 33 d’« Olivia Sturgess 1914-2004 ».
Visuel de couverture pour la 1ère édition de « Blitz » (Dargaud, 1983).

Achevons le tour de cette copieuse intégrale en évoquant en quelques lignes la savoureuse trilogie « Blitz », parue entre 1983 et 1996. Cette « chronique des temps de guerre », qui s’ouvre sur un bel abécédaire illustré, retourne ensuite à l’huis-clos et au théâtre dessiné en nous présentant diverses scènes tragi-comiques situées dans les salons cossus d’un pair du royaume ou sur les quais d’une station du métro londonien, autant de lieux transformés en lieux de résistance passive durant la bataille d’Angleterre et les bombardements stratégiques allemands (1940 – 1941). À quelques mètres sous l’éclat des bombes, chacun tente de survivre… avec plus ou moins de panache et d’esprit humaniste. Dans la galerie de portraits qui est tracée, les rôles shakespeariens sont potentiellement interchangeables. L’œuvre, qui est une commande passée par le journal Le Matin auprès des auteurs, est malicieusement rattachée à l’univers d’Albany & Sturgess : l’on se rendra bientôt compte en effet que l’histoire est une pièce de théâtre – fiction dans la fiction – écrite en 1952 par un pseudonyme transparent, Oliver Alban. Suivant un mode similaire, les scènes suivantes se joueront devant l’œil des caméras… En 2005 et 2009, la réédition de « Underground » et la nouveauté « Black Out et autres histoires du Blitz » seront frontalement précédées dès leurs couvertures par la mention « Francis Albany et Olivia Sturgess présentent », nul doute n’étant plus possible sur la porosité des univers… Parvenus à leur style propre, maîtrisé de bout en bout, Floc’h et Rivière ont réussi au fil du temps à brouiller tous les repères du lecteur : comme chez Hitchcock avec « Sueurs froides », « Marnie » ou « Psychose », l’on peinera à émerger de la fiction pour retourner au réel, happé par une incessante mise en abyme où se côtoient grands et petits événements, intime et histoire du siècle, sagesse et folie, crime et passion. L’on en retirera une certitude : qu’importent ici les héros ou la grande aventure puisque seul compte le plaisir de la lecture, cette autre « Amitié singulière » qui nous fait nous évader du réel, sait in fine nous emporter en tous temps et tous lieux dans cet autre pays des merveilles nommé… Bande dessinée. Ce n’est sans doute pas un moindre mal à l’heure du Grand Confinement !

Encrage de couverture pour « Black Out et autres histoires du Blitz » (Dargaud, 2009).
Extrait de « Blitz T2 : Underground » (Dargaud, 1996-2019).

Philippe TOMBLAINE

« Une amitié singulière » par Floc’h et François Rivière
Éditions Dargaud (39,00 €) – ISBN : 978-2-205083132

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7 réponses à « Une amitié singulière » : une fascinante affaire de style selon Floc’h et Rivière

  1. GAUMER dit :

    Pour être tout à fait complet, on (re)lira également « Meurtre en Miniature », un livre illustré pour enfants d’Olivia Sturgess (Floc’h & Rivière, Dargaud, novembre 1994). Un joli album à l’italienne qui commence par « Pan ! Pan ! »… Cela amusait beaucoup mon grand et regretté ami Stan Barets.

    Dans « Le Rendez-vous de Sevenoaks » (Sevenoaks en un seul mot, please), dans la dernière partie de l’histoire, Albany et Sturgess disputent une partie de tennis. Dans un coin de l’image, l’on aperçoit un grand échalas, une casquette vissée sur la tête. Stan était très fier de me dire que Floc’h qui fréquentait régulièrement notre tribu, à Temps Futurs (il a même dessiné divers cabochons pour le catalogue de la librairie) l’avait ici représenté. Rappelons également que François Rivière travaillait lui aussi avec Stan et Sophie Barets et est resté très proche.

    On peut également lire « Les Chroniques d’Olivier Alban » (« Diary of an Ironist »), co-signé là encore par Rivière et Floc’h,paru en août 2006 chez Robert Laffont (trente-neuf chroniques irrésistibles d’élégance et d’esprit.)

    Bien amicalement,
    Patrick Gaumer

    • Philippe Tomblaine dit :

      Merci pour ces diverses précisions enrichissantes.
      Et un clin d’œil au regretté Stan Barets, en espérant qu’il nous lise, depuis son probable temple de la SF…

  2. Denis dit :

    Merci pour ce passionnant article.
    Rien n’est dit de la qualité de l’intégrale qui est volumineuse pour un petit prix.
    Est-ce que la qualité de réalisation (impression, papier, couleurs, format) est au rendez-vous (de sevenoaks ;) ) ?

    • Tomblaine Philippe dit :

      Bonjour Denis,

      Je n’ai pas parlé de la qualité de l’ouvrage car je ne l’ai tout simplement pas eu à ce jour entre les mains. C’est le cas pour nombre de chroniques… J’ose espérer que ce volume sera de bonne qualité.

      Cet article avait par ailleurs été rédigé au tout début du confinement, pour la date initiale de parution.

      Très cordialement
      Philippe T.

  3. Henri Khanan dit :

    Si je comprend bien, vous travaillez comme sans doute beaucoup de journalistes BD sur des livres non encore imprimés, et donc encore à l’état de PDF… Donc couleurs non définitives, et impossibilité de juger de la qualité de la reliure, et du papier. En fait vous critiquez donc la qualité du travail des auteurs (préfacier compris) plus que le travail de l’imprimeur et du directeur de fabrication.
    Cela se défend!

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