Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Quand Simenon passait « De l’autre côté de la frontière »…
À la fin des années 1940, à la frontière entre Mexique et USA, la ville de Nogales rime avec alcool, violence et prostitution. C’est dans ce torride lieu de débauche que débarquent le fameux auteur de polar François Combe, sa secrétaire Kay et son ami Jed Peterson. Or, la prostituée qu’ils viennent de rencontrer est bientôt retrouvée, sauvagement assassinée ! Parce que c’est sa spécialité, Combe va tenter de mener l’enquête… Inspirés par le véritable séjour effectué en 1948 par George Simenon dans la Santa Cruz Valley, Berthet et Fromental signent un superbe thriller, âpre et tendu, sur fond d’inégalités et de sexisme, non sans faire écho à l’actualité.
Débutons notre recherche d’indices par la couverture. Que voit-on au juste ? De nuit, une sombre berline vient de s’arrêter, tous feux encore allumés, sur une route inconnue. Le décor aride, uniquement parsemé de hauts cactus arborescents (baptisés de leur nom amérindien : saguaro), permet d’affirmer que nous nous trouvons certainement dans le désert de Sonora, à cheval sur le sud-ouest des USA (Arizona) et le nord du Mexique (Sonora et Basse-Californie). Le modèle américain (type années 1940) du véhicule et l’unique physique féminin visible viendront conforter cette première hypothèse. La scène représente le moment où cette femme (assimilée à une prostituée par sa posture et son affriolante allure générale) est venue discuter de ses « tarifs » avec le chauffeur qui vient de l’accoster. De ce dernier, l’on ne sait rien d’autre que son goût pour la luxure et les belles Mexicaines. La silhouette et le visage de l’homme restent masqués par la vitre grisée. Ombre parmi les ombres, le chauffeur devient symboliquement l’incarnation du mal : une lourde menace est signifiée par la noirceur de son véhicule montré telle une bête maléfique aux yeux luminescents, et dont le cadrage en contre-plongée accentue le caractère inquiétant. L’on pourra songer ici aux possibles parallèles visuels avec l’affiche du téléfilm « Duel » (Steven Spielberg, 1971) : paysage désertique, contre-plongée sur un véhicule démoniaque dont le chauffeur-tueur demeure invisible, ambiance psychologique déstabilisante traduite par l’angle oblique. L’on retrouvera naturellement les couleurs associées au genre : les jaunes (lumières et phares), noirs (« Minuit, l’heure du crime ! »), rouges (sang) et bleu-gris (policiers, enquêteurs et mystères) du thriller.
Tel que nous l’avons précisé en introduction, ce récit s’inspire d’une authentique et inattendue odyssée. En 1945, peu désireux de voir son passif le rattraper, George Simenon (1903 – 1989) fuit la justice de la Libération. Le célèbre écrivain belge, père du commissaire Maigret dès 1930, redoute alors qu’on ne lui reproche des succès littéraires et cinématographiques liés à la collaboration ; en particulier les accords passés avec la firme allemande Continental, qui ont permis (par exemple) la réalisation de « Les Inconnus dans la maison » (par Clouzot et d’après Simenon) en 1940. Exilé dans un premier temps au Canada, Simenon rejoint en 1946 l’univers californien d’Hollywood, qui cherche à adapter ses Å“uvres. La curiosité et l’appétit de vivre de Simenon deviennent insatiables : installé dans une maison de 18 pièces dans le Connecticut, il part découvrir New York, la Floride, l’Arizona, la Californie, parcourant des milliers de miles, de motels, de routes et de paysages grandioses. S’il écrit alors plus d’une cinquantaine d’ouvrages, dont des westerns, plusieurs « Maigret » et « Les Fantômes du chapelier » (1948 ; film de Claude Chabrol en 1982), il profite également de la proximité avec la frontière mexicaine pour plonger dans l’alcool et la débauche sexuelle, ce en compagnie de son ancienne secrétaire devenue sa seconde épouse : Denyse Ouimet, une Canadienne plus jeune que lui de dix-sept ans. Avec Fromental et Berthet, Simenon devient donc François Combe, un nom d’emprunt repris au roman autobiographique « Trois chambres à Manhattan » (1946 ; film par Marcel Carné en 1965)… où Simenon racontait sa rencontre avec la belle Denyse.
Mais, dans « De l’autre côté de la frontière », polar où tous les hommes semblent être des prédateurs en (mal de…) puissance (sexuelle ou non), les auteurs ont décidé que c’est à une femme que reviendrait la place de la narratrice. C’est en l’occurrence Estrellita, la petite servante mexicaine de la famille Combe, qui partira investiguer jusqu’au cÅ“ur des quartiers pauvres, évidemment à ses risques et périls. Le récit, dès lors, n’aura de cesse de résonner avec l’actualité – et plus encore depuis la calamiteuse 45e Cérémonie des Césars ! L’écriture et le sexe étant les obsessions de l’auteur, ce dernier n’hésitera pas à évoquer en 1977 ces turpitudes auprès du sulfureux réalisateur Fellini : « Vous savez, je crois que, dans ma vie, j’ai été plus Casanova que vous ! J’ai fait le calcul, il y a un an ou deux. J’ai eu 10 000 femmes depuis l’âge de 13 ans et demi. Ce n’était pas du tout un vice. Je n’ai aucun vice sexuel, mais j’avais besoin de communiquer. Et même les 8 000 prostituées qu’il faut compter parmi les 10 000, c’étaient des êtres humains, des êtres humains femelles. J’aurais voulu connaître toutes les femelles. Malheureusement, à cause de mes mariages, je ne pouvais avoir de véritables aventures. Ce que j’ai pu faire l’amour entre deux portes dans ma vie, c’est invraisemblable.» Ce discours, venu de temps où la domination de l’homme sur la femme n’était ni discutée ni critiquée, est dénoncé comme tel. Sans juger la société d’antan sous le poids du regard et de la morale d’aujourd’hui, gageons que les auteurs – par les yeux et la voix d’Estrellita, jeune victime qui ne se laisse pas marcher sur les pieds… – cherchent essentiellement à donner à voir ce qui a été ou ce qui est encore. Tout en laissant le soin aux lecteurs de faire leur synthèse, seuls juges d’un album qui restera en mémoire comme un solide polar et intelligent : une intrigue à cheval sur deux frontières, deux époques reliées par leurs violences et leurs préjugés sexistes.
Philippe TOMBLAINE
« De l’autre côté de la frontière » par Philippe Berthet et Jean-Luc Fromental
Éditions Dargaud (15,99 €) – ISBN : 978-2505084648
Bonjour,
Le dessin de Berthet est magnifique, les couleurs de D. David somptueuses.
Quant au propos, il était particulièrement alléchant.
Mais à la lecture, j’ai trouvé son traitement – donc l’histoire – ennuyeux, long, sans véritable rebondissement ni réel suspense et finalement peu démonstratif. Le potentiel des personnages n’est pas exploité.L’album m’est presque tombé des mains. C’est dommage. Je m’attendais à mieux.
Igor
Vous êtes sévère, cette histoire est bien menée et surtout le découpage est à mon avis excellent !