Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Carlos Giménez : une enfance étouffée sous la dictature franquiste…
Né à Madrid en 1941, Carlos Giménez connut le pire lors de sa jeunesse passée dans les foyers de l’assistance publique espagnole, au temps de la dictature implacable du général Franco. Brimades et sévices physiques ou psychologiques prennent dans « Paracuellos » l’aspect d’anecdotes irrévérencieuses et cyniques, dessinées entre 1997 et 2003 sous la forme d’histoires courtes (2 à 8 planches). Couronnés dans le monde entier, les six tomes composant l’œuvre autobiographique de Giménez ont connu une suite récente : 160 pages réalisées entre 2016 et 2017, brossant un sinistre tableau du dénuement moral de l’Espagne de l’après-guerre civile. Une somme incontournable, tant pour ses qualités intrinsèques que pour se construire une culture historique de ses années noires…
Dans la préface du premier volume de l’intégrale « Paracuellos » (paru en janvier 2009 ; 304 pages), Gotlib – en verve – écrivait : « [Alors que Franco est mort], Carlos Giménez a entrepris de conter les merveilleux souvenirs de sa folle jeunesse, regroupés sous le titre générique de « Paracuellos », du nom de l’un de ces centres. De chaque événement […], anecdote ou mésaventure, vécus en ces verts paradis, il a tiré des pages bourrées de gags désopilants à se taper la tête contre le mur et à mouiller son froc de rire. C’est tellement marrant qu’on a hésité longtemps avant de les publier dans Fluide, parce qu’on avait la trouille de vexer tous les autres dessinateurs. » De fait, Carlos Giménez, entre rires et larmes, pourra vous faire sortir votre mouchoir avec ces récits, tous romancés mais inspirés de faits réels : pour ce faire, l’auteur rassembla une grande quantité de données, tant des anecdotes et des histoires racontées à l’oral (par d’anciens élèves des foyers) que des photographies, lettres, coupures de journaux et textes divers, outre les propres souvenirs d’enfance de Giménez. Ce dernier expliquait par ailleurs déjà en 2009 : « [Cela m’a permis] de rassembler des archives très importantes sous forme de cassettes [enregistrées], comprenant de la documentation, des faits, des noms et des surnoms, des dates et des anecdotes. […] Une documentation si intense et variée que je pourrais l’utiliser pour écrire encore plus d’albums, idée à laquelle j’ai dû me résoudre à renoncer. Si je vis assez longtemps, je suis certain qu’un jour […] j’utiliserai tout ce matériel. Ne pas le faire serait une faute impardonnable. » Un devoir de mémoire ainsi complété ces dernières années, jetant un regard distancié sur les années du franquisme : à la manière de Tardi avec « Moi René Tardi, prisonnier de guerre au stalag II B » (Casterman, trois volumes entre 2012 et 2018), l’Histoire y est regardée par le petit bout de la lorgnette, volontairement racontée à travers le prisme d’un quotidien éprouvant, de petits faits télescopant la grande marche du monde, voire de la réduction des valeurs à une certaine trivialité.
Choisi au final par les lecteurs, le nom générique de « Paracuellos » englobe une pluralité de foyers : Azul, Bibona, Generalissimo Franco, Batalla del Jarama (Paracuellos, dans la région de Madrid), etc. Tous furent considérés dans les années 1950 comme des centres de l’Aide Sociale (Auxilio Social), appellation qui fera aujourd’hui froid dans le dos compte tenu des milliers de témoignages rapportés. À l’issue de la guerre civile espagnole (17 juillet 1936 – 1er avril 1939), 150 000 personnes sont assassinées dans le cadre des répressions alors qu’une politique d’autarcie économique est promulguée jusque en 1959. Favorisant la spéculation et les élites industrielles, cette mesure plonge les ouvriers, les classes populaires, les familles de prisonniers politiques, les veuves et les orphelins de soldats républicains dans une misère extrême. L’on concevra dès lors que la création de centres d’assistance sociale, finalement destinés à développer une sous-culture de la dépendance, n’ait été qu’un vicieux élément supplémentaire dans l’érection du pouvoir et des rapports totalitaires dressés entre vainqueurs et vaincus.
Comme l’illustre parfaitement Giménez dès ces récits introductifs (notamment : « La Chanson de Noël – Paracuellos del Jarama 1948 », « La Visite – Paracuellos 1950 » et « Tito – Paracuellos del Jarama 1951), l’État franquiste ne vise en réalité qu’à reprendre en main (de fer) l’éducation morale des plus jeunes, en imposant le silence ou l’oubli sur le vécu familial. Les enfants sont en conséquence soumis à des règles dignes d’un camp disciplinaire, entre rituels catholiques et doctrines phalangistes : horaires stricts, isolement du monde extérieur, absence d’effets personnels, châtiments corporels cruels et privations diverses. Ne pouvant au mieux rentrer chez eux qu’à Noël ou pendant les vacances, les enfants n’ont que peu d’occasions d’entrer en contact avec leurs familles… et donc de se plaindre, ce d’autant plus que leurs lettres sont interceptées ou réécrites ! Les autorités des foyers confisquaient en règle générale la nourriture ou l’argent envoyés et la sensation de pénurie matérielle était donc constante, favorisant les vols ou le règne de la loi du plus fort. Conscients d’être des âmes en sursis, pouvant à toute heure du jour et de la nuit être dénoncés, punis, frappés, volés, ces enfants ne racontèrent que très peu ce qui se passe réellement à l’intérieur du foyer. L’on comprendra dès lors l’intérêt essentiel du travail de Giménez…
Noircissant des milliers de pages durant sa carrière, Giménez se sera fait connaître en France – outre ses créations pour les petits formats – avec le futuriste « Dani Futuro » (scénario de Victor Mora), série publiée dans le journal Tintin entre février 1971 et mars 1976. À la fin des années 1970, l’auteur gagne un nouveau statut par le biais de son Å“uvre autobiographique, aspect encore relativement inédit dans le 9e art à l’époque. C’est ainsi qu’il contera successivement son adolescence avec « Paracuellos » (6 tomes dont 2 publiés chez Audie en 1980 et 1981), les quatre-cents coups avec les copains dans « Barrio » (1978 ; un tome chez Audie en 1980) et ses débuts professionnels avec « Los Profesionales » (1982 ; trois tomes chez Audie entre 1983 et 1985), récits partiellement traduits en français dans Fluide Glacial à partir de 1979 et regroupés en intégrales à partir des années 2000 (voir sur notre site l’article de Gilles Ratier). « Paracuellos » sera doublement distingué à Angoulême en obtenant d’abord l’Alfred du meilleur album en 1981 puis le Prix du patrimoine en 2010. Racontant en noir et blanc la temporalité étirée entre ses 6 et 14 ans, Giménez met en scène toute une galerie de personnages, tendres garnements ou adultes détestables, les deux catégories pouvant verser dans l’odieux. Parmi eux figurent le malchanceux Antonio, le fort-en-gueule Pichi, le directeur Rodriguez (modeste inventeur de la « double baffe ») ou mademoiselle Sagrario, laquelle se livrera avec jubilation (« Brûlez, Å“uvres du démon ! ») à un autodafé de bandes dessinées dans le tome 2 (dans « Le Catéchisme et la demoiselle de Castellón ») ! L’on suivra avec appréhension et douleur les commentaires affligés de Pablito, orphelin de père, fils d’une mère tuberculeuse et placé à l’âge de 5 ans dans un foyer. Une lumière néanmoins dans cet enfer puisque cet alter-ego graphique de Giménez fait déjà état de son rêve : devenir dessinateur. Très denses, puisque composées dans les premiers volumes de planches de quatre strips et totalisant en moyenne une vingtaine de cases, ces histoires font la part belle aux plans rapprochés et gros plans : les visages et les grands yeux emplis d’espoirs y cèdent souvent la place aux expressions terrorisées, aux larmes et plus largement à toute une palette plastique et physique renvoyant à la la déformation des corps sur un registre humoristique. En résumé, à une porosité entre réalisme et caricature qui pourra évoquer les grandes heures de Mad ou les bandes de Goscinny, Alexis et Gotlib (« Cinémastock », Les « Dingodossiers », « La Rubrique-à -Brac »).
Mettant en scène dès 1976 son expérience personnelle au service de la mémoire collective, Giménez peinera – un an à peine après la mort de Franco – à séduire les éditeurs espagnols. Il faudra en conséquence attendre l’aide du rédacteur en chef Marcel Gotlib et la publication dans Fluide glacial (n° 32 en février 1979) pour que « Paracuellos » gagne ses premières lettres de noblesse. En 1999, Giménez se décide à écrire une suite avec un troisième album, puis trois nouveaux albums jusque en 2001. En 2016, il s’attelle à un troisième cycle (tomes 7 et 8), titres inédits donnant lieu à l’actuelle intégrale (T2 de 160 pages), qui est complétée par un cahier documentaire de 10 pages revenant sur la carrière de son auteur. Mettant l’accent jadis sur les faits (vie dans les internats, discipline et châtiments, religion, froid et chaleur), Carlos Giménez s’intéresse ici de plus près à la sphère des sentiments, aux liens tissés entre perceptions familiales et réflexions adolescentes. Enfin, si le titre du tome 7 (« Les Hommes de demain ») fait écho aux paroles d’une chanson phalangiste apprise autrefois de force à des milliers de jeunes embrigadés, elle ponctue aussi – ironiquement – l’avenir : c’est bien cette génération qui, un jour, rendra possible la démocratie en Espagne.
Philippe TOMBLAINE
« Paracuellos intégrale » T1 par Carlos Gimenez
Éditions Audie/Fluide glacial (35,00 €) – ISBN : 9782-858159260
« Paracuellos intégrale » T2 par Carlos Gimenez
Éditions Audie/Fluide glacial (23,90 €) – ISBN : 978-2378783365
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1/ « pour ce faire » : merci corriger
2/ « Auxilio Social » : c’est en fait l’aide sociale ; qui sera finalement à la mort de Franco changé en » Instituto de Asistencia Social » c’est à dire en « assistance sociale »
Corrections apportées : merci de votre relecture.