Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Alix, dans les pas de Jacques Martin en Suisse : qu’il était vert, mon Valais !
Envoyés par César en Helvétie pour tenter de rallier les peuples à la cause romaine, Alix et Enak vont devoir affronter les fantômes du passé, lourd héritage d’un territoire… qui ne connaît pas encore la neutralité. Pour ce 38e tome, nouvelle réalisation du duo Mathieu Bréda – Marc Jailloux, les manigances et tractations politiques sont au cÅ“ur d’une intrigue qui demeure très fidèle à la ligne claire et aux longs dialogues de Jacques Martin. Profitant de paysages naturels (montagnes, forêts et lacs) venus remplacer les habituels décors romains, cet opus de la série culte se suivra avec un grand plaisir. Les plus curieux pourront prolonger cette belle découverte de la Suisse antique avec le documentaire « Les Voyages d’Alix : L’Helvétie » (Christophe Goumand et Marco Venanzi), publié en parallèle par Casterman.
S’il peut entendre les échos issus du monde du 9e art, René Goscinny doit sourire en voyant publier cette très sérieuse aventure d’Alix : nul n’a pu en effet oublier la facétieuse description des us et coutumes suisses (coffres bancaires et orgies de fondue sont restées dans les annales !) effectuée dans « Astérix chez les Helvètes » (T16, 1970). Si le thème avait à l’époque été soufflé à Goscinny par… Georges Pompidou, des années plus tard, Jacques Martin – qui a habité 25 ans en Suisse – avait également formulé l’idée d’envoyer Alix en Helvétie, non sans requérir au préalable une précieuse documentation sur le sujet. Dans les années 1990, il contacta pour se faire l’archéologue genevois Christophe Goumand, également connu comme collaborateur du Musée romain de Nyon (canton de Vaud) et comme directeur du Festival du film d’archéologie. Relancé en 2013 après la mort de Martin (2010), le projet « Helvétie » devait initialement être dessiné par Frédéric Toublanc : cet auteur préférant toutefois passer de « Vasco » (2007 à 2012) à « Tanguy et Laverdure » (2015), l’album documentaire sera en définitive composé avec brio par Marco Venanzi tandis que Mathieu Breda (au scénario) et Marc Jailloux (au dessin) héritaient des « Helvètes»… à partir d’une esquisse de scénario de Martin ! Ce duo est devenu très complice puisqu’il s’agit déjà de leur quatrième « Alix » en commun après « Britannia » (T33 en 2014), « Par-delà le Styx » (T34 en 2015) et « Le Serment du gladiateur » (T36 en 2017). Assistant de Gilles Chaillet sur les séries « La Dernière Prophétie » et « Vinci », Marc Jailloux avait pour sa part débuté sur « Alix » dès 2013 avec « La Dernière Conquête » (T32 ; scénario de Géraldine Ranouil). On retrouve aussi cet auteur en interview – Henri Filippini vous l’avait déjà dit ! – dans le récent n° 21 de la revue Tonnerre de bulles !
Si la couverture demeure volontairement énigmatique pour le lecteur (juché sur un beau cheval blanc en train de se cabrer sous l’effet de la surprise ou de l’horreur, Alix découvre les restes d’un sanctuaire helvète, où l’âme des guerriers morts est léguée aux divinités), rappelons ici en quelques lignes le contexte historique qui donne les bases de l’intrigue de ce nouvel opus. Vers 61 avant J.-C., le chef des Helvètes Orgétorix décida de migrer en direction de la Saintonge, tant pour rétablir son pouvoir monarchique que pour fuir les menaces barbares. Son plan ayant été dévoilé, Orgétorix fut arrêté et choisi de se suicider. Les Helvètes, désormais menés par Dumnorix, suivirent néanmoins les indications préconisées par Orgétorix : après avoir brûlé leurs habitations et leurs surplus de céréales, ils se heurtèrent violemment aux six légions de César (36 000 hommes) en Gaule (58 avant J.-C), notamment lors de la bataille de Bibracte (dans la Saône et Loire actuelle). Après leur défaite, 110 000 Helvètes furent renvoyés dans leur territoire, afin d’éviter que ces terres vides ne permettent aux Germains de s’en emparer et de constituer une nouvelle menace directe pour Rome. Des colonies seront ultérieurement fondées vers 44 avant J.-C à Nyon et Augusta Raurica (ville romaine située à l’est de Bâle).
Avec un tel héritage, Mathieu Bréda et Marc Jailloux, appuyés par Bruno Martin (le propre fils de Jacques Martin) ont composé un album aux ambiances sensiblement différentes, établissant des liens discrets entre passé et présent. Témoignant ainsi d’un changement d’ère, du déclin de la civilisation celte et de l’émergence des influences gallo-romaines, l’album n’est pas sans trouver d’autres correspondances avec notre monde actuel, vagues migratoires, conflits et relents racistes étant encore des sujets brûlants. Portée par plusieurs personnages féminins inédits (Audania, fille d’un devin éduen, ou Senaca, ex-femme de Dumnorix et farouche opposante à Rome), l’intrigue s’appuie sur le trait assuré de Marc Jailloux : plus proche que jamais du style de Martin, Jailloux retrouve notamment un art de la mise en scène créant de la profondeur, privilégiant la contemplation aux dépends de l’action brute. Afin d’être proche de la réalité, dans l’esprit des Studios Hergé, Marc Jailloux et Bruno Martin ont également effectué de nombreux repérages dans le Valais et les alentours du Lac Léman, afin de s’imprégner des couleurs et lumières naturelles. Un souci du détail que l’on retrouve à l’évidence dans « Les Voyages d’Alix : l’Helvétie », album documentaire qui revient en détails sur les différents peuples helvétiques, mais aussi sur les lieux occupés (villes ou oppidums), les batailles célèbres, l’implantation romaine (jusque en 401 après J.-C.) et les sites archéologiques actuels, selon un trajet tracé entre le col du Grand Saint-Bernard, Martigny, Lausanne, Nyon et le Plateau suisse. Signalons enfin, en complément de ces parutions, l’exposition « Alix en Helvétie » organisée jusqu’en mars 2020 par les Site et Musée romains d’Avenches (canton de Vaud). Une bonne idée de séjour culturel…
Philippe TOMBLAINE
« Alix T38 : Les Helvètes » par Marc Jailloux et Mathieu Bréda, d’après l’œuvre de Jacques Martin
Éditions Casterman (11,95 €) – ISBN : 978-2-203-16662-2
« Les Voyages d’Alix T40 : L’Helvétie » par Marco Venanzi et Christophe Goumand, d’après l’œuvre de Jacques Martin
Éditions Casterman (12,90 €) – ISBN : 978-2203085046
Bonjour ! Vous confondez « L’Helvétie » (voyage d’Alix dessiné par Venazi) avec les Helvètes (la BD de Marc Jailloux).
C’est en fait L’Helvétie qui devait être dessinée par Toublanc (après un premier essai avec Exem), et qui a ensuite été reprise par Venanzi. Les Helvètes ont d’emblée été un projet destiné à Marc Jailloux et Mathieu Bréda, à partir d’un synopsis de Jacques Martin adapté par son fils Bruno. Et c’est le démarrage de cette BD qui a ensuite relancé le projet d’un voyage d’Alix sur le même thème.
Merci de votre relecture : j’ai corrigé pour « restituer à César… » !
Les sources – contradictoires – prêtaient un peu à confusion, d’où cette erreur de casting. Un comble pour un article pointant la rigueur historique.
Un mimétisme avec le dessin de Jacques Martin assez stupéfiant