Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Tif et Tondu s’offrent un intermède burlesque…
À la fin des années cinquante, André Franquin en conflit avec la famille Dupuis entraîne Will, dessinateur de « Tif et Tondu », aux éditions du Lombard où il vient de créer « Modeste et Pompon » dans l’hebdomadaire Tintin. « Tif et Tondu » orphelins et dont les éditions Dupuis sont propriétaires sont confiés à un quasi-inconnu : Marcel Denis.
Pour le moins surpris les jeunes lecteurs de Spirou retrouvent Tif et Tondu dans le numéro 1135 de l’hebdomadaire daté du 14 janvier 1960. Surprise ! le trait élégant de Will est remplacé par le graphisme burlesque déconcertant d’un certain Marcel Denis. Le chauve et le barbu en partance pour Hollywood multiplient les gags de tartes à la crème tout au long d’une aventure délirante à cent lieues des enquêtes jusqu’à présent menées tambour battant par le duo. Après les planches sublimes du « Fantôme du samouraï », ultime épisode dessiné par Will, c’est la douche froide pour de nombreux lecteurs. Et puis, au fil des pages on s’habitue à ce trait rond, au dynamisme du scénario inspiré par Rosy, qui ne souhaite pourtant pas confier à Denis que pourtant il apprécie le personnage de Monsieur Choc. Qu’importe, Marcel Denis qui rêvait de l’animer trouve un moyen malin de l’introduire dans cette histoire trop loufoque pour l’élégant malfaiteur. Une seconde aventure tout aussi burlesque , « Ne tirez pas sur Hippocampe », est publiée en 1961. Le duo voyage à bord d’un sous-marin à l’équipage fantaisiste, prétexte à une déferlante de gags noyés dans une intrigue un peu trop simpliste. Inutile de vous dire que Marcel Denis se régale, mais monsieur Dupuis voit revenir avec soulagement Will qui met fin à cette folle aventure et propose deux ans plus tard « Choc au Louvre ». Clap de fin pour l’intermède Marcel Denis.
Je suis de ceux qui, avec le recul, ont conservé une tendre nostalgie pour ces deux épisodes incongrus qui n’ont jamais été repris sous forme d’albums par les éditions Dupuis, pas plus que dans les intégrales consacrées à « Tif et Tondu ». Seule la micro édition La Vache qui médite publiera les deux albums avec des tirages très limités en 2007 et 2008. Une injustice enfin réparée, soixante ans plus tard, avec le troisième opus de la présente édition chronologique qui propose l’ensemble des pages des aventures de « Tif et Tondu » dessinées par Marcel Denis.
On peut y savourer avec curiosité les deux grandes histoires évoquées ci-dessus, mais aussi les treize planches inédites d’une aventure inachevée. Entre les deux longues aventures, Rosy avait tenté en 1960 d’écrire « Les Saucisses du docteur Snoss », un récit moins loufoque destiné à permettre à Marcel Denis d’opter pour un style de dessin plus proche de celui de la version Will. Mal à l’aise dans cet exercice contre sa nature explosive, Marcel Denis abandonne. Notons que « Tif et Tondu à Hollywood » est reproduit en fac-similé de la parution dans Spirou alternant pages en couleurs et pages bicolores de l’époque. « Ne Tirez pas sur Hippocampe » a été restauré et remis en couleurs par Roman Gigou. Enfin, les 13 pages de « Les Saucisses du docteur Snoss » sont en noir et blanc. Un passionnant dossier de 25 pages signé Christian Jasmes permet de découvrir l’historique de cette courte période méconnue des aventures de « Tif et Tondu » et de faire connaissance avec l’étrange et sympathique monsieur Denis.
Né le 23 février 1923 non loin de Charleroi berceau des éditions Dupuis, Marcel Denis rêve depuis toujours de dessiner. Dès la Libération il publie des cartoons dans Le Soir Illustré, Le Moustique, La Libre Belgique, Excelsior où paraît sa première bande dessinée, « Les exploits sensationnels de Jim et Bill Burton ». Employé comme lettreur en 1952 par les éditions Dupuis, il rejoint le studio que dirige Maurice Rosy où travaillent les jeunes Willy Lambil, Arthur Piroton, Marcel Remacle, Jamic. En 1957, André Franquin débordé par ses nombreuses collaborations l’invite à partager modestement son studio aux côtés de Jidéhem et Roba. Collaboration fructueuse qui lui permet de côtoyer le Maître et dont le point d’orgue sera la publication en 1959 dans Spirou d’une courte oeuvre commune « « L’Île au Boumptéryx » sous le pseudonyme Ley Kip. Maurice Rosy lui propose du reprendre « Tif et Tondu » en 1960, ce qu’il accepte avec enthousiasme. Après l’échec de cette reprise, il anime une série de courtes histoires loufoques « Les Frères Clips », deux inventeurs farfelus, dont les épisodes sont surtout publiés dans les numéros spéciaux de Spirou. Il crée « Hultrasson le Viking » avec son ami Marcel Remacle qu’il assiste aussi sur « Le Vieux Nick ». Il quitte l’hebdomadaire en 1969 et abandonne la bande dessinée suite à de sérieux problèmes de santé. Il travaille pour un imprimeur, revient à la peinture en amateur, jusqu’à son décès le 18 mars 2002 à 79 ans. Étoile filante dans l’histoire de l’hebdomadaire Spirou Marcel Denis était un joyeux compagnon selon son entourage. Pour lui, qui n’a eu qu’un seul album publié en 1946, cette intégrale de 146 pages aurait été un immense bonheur.
Espérons que vous serez nombreux à savourer cet OVNI au parfum délicieusement rétro dont il faut remercier les éditions Dupuis d’avoir eu la bonne idée de l’exhumer.
Henri FILIPPINI
« Tif et Tondu, intégrale T3 : 1960-1961 » par Marcel Denis
Éditions Dupuis (35 €) – ISBN : 979 1 0347 3728 4
En complément à cet article, je signale que les ayant-droit de Rosy s’opposent à la continuation de la série Choc par le fils de Will (Maltaite, donc) et Colman.