La musique visuelle de Warren Ellis (« Bad World/Do Anything » et « Apparat » )

Comme s’ils étaient sortis des grimoires d’un auteur un peu fou du début du 21eme siècle, ces deux albums, l’un cartonné et épais, au papier glacé (« Apparat ») et l’autre broché et souple au papier mat (« Bad World » couplé à « Do Anything ») témoignent du talent impressionnant et provocateur d’un des auteurs les plus en vue du monde bigarré des comics. Deux publications essentielles réalisées par Mickaël Géreaume, éditeur enthousiaste et aventureux, de la structure devenue maintenant incontournable : Komics initiative (même si l’essentiel provient du cerveau particulièrement connecté de Warren Ellis).

Au début des années 2000, la maison d’édition américaine Avatar Press sollicite certains des plus grands noms des comics et leur propose totale liberté créative. Warren Ellis, souhaitant réhabiliter le genre Pulp, qu’il affectionne, se lance dans une série de quatre courts récits d’une vingtaine de pages. Ces « singles », réunis sous l’appellation « Apparat », enthousiasment le public et l’auteur, au point de voir la réalisation de trois autres récits, cette fois plus longs, dans l’esprit du roman graphique. Ce sera « Crécy », « Aetheric Mechanics » et « Frankenstein’s Womb ».

L’auteur ayant depuis connu de nombreux autres projets et publications, ces récits étaient néanmoins restés inédits en France, malgré un intérêt certain. L’idée originale et bien française de les réunir sous forme d’un recueil cartonné imposant, en y ajoutant interviews et notes éditoriales diverses (pour « Apparat »), a fait l’objet d’un financement participatif sur Ulule et de la création d’une nouvelle collection (Mavericks), tandis qu’un second volume plus discret, dos carré collé avec rabats : « Bad World », présenté dans la collection Komics initiative présente (1) a été proposé en accompagnement. Il s’agit d’une déclaration d’amour à la bande dessinée, et d’un ouvrage éditorial essentiel.

Autant le dire clairement et sans détour : « Apparat » est un indispensable pour tout amateur de bande dessinée un tant soit peu exigeante et de graphisme noir et blanc.

L’ensemble des sept récits présentés ici offrent non seulement une originalité débordante, certes dans l’esprit d’un créateur très expressif et repoussant les limites (on a déjà eu l’occasion de chroniquer des titres de Warren Ellis sur BDzoom (2)), mais chacun d’entre eux est mis en image par un dessinateur différent, choisi pour ses qualités par le scénariste. Dans l’essai de science-fiction glauque et névrotique « Angel Storm Future », le dessin du grand Juan José Rype traduit parfaitement une réflexion désabusée sur le futur humain, lié aux avancées technologiques totalement débridées. Un single à l’écriture quasi automatique, assez déstabilisant.


« Frank Ironwine » étudie quant à lui la structure du Pulp dans sa conception « détective ». Ce privé dégingandé, se reposant dans les poubelles, résout une énigme à la manière de Columbo. Carla Speed Mc Neil, au style alternatif peu connu en France, (un peu dans l’esprit graphique d’un Terry Moore, soit dit en passant), relève le défi avec brio. « Simon Spector », dans l’esprit de Doc Savage, réhabilite le héros ombrageux que l’on vient chercher pour les cas désespérés, et qui se sert d’excipients en guise de super pouvoirs. Un Sherlock Holmes sous acide, et sans pitié, froidement signifié graphiquement par l’excellent Jacen Burrow. Enfin, « Quit City » clôt la première partie, dans un registre plus apaisé, quoi qu’un peu hanté, avec l’histoire d’ Emma Pierson, pilote de chasse vedette de l’Aeropiratika, décidant de mettre un terme à sa brillante carrière afin de retrouver un peu de paix intérieure. Un récit qui pourra évoquer un peu la série « Alias », de Michael Bendis, sans doute à cause, ou grâce au dessin de la rare Laurenn Mc Cubbin.

Après quelques explications de Warren Ellis et un texte signé Jean Marc L’ainé, « Crécy », nous plonge en ce jour pluvieux du 26 août 1346, alors que l’armée française dirigée par le vieux roi Philippe (de 53 ans) s’apprête à fondre sur les troupes sanguinaires anglaises du roi Edward III. Ces derniers ravageant le nord du pays des bouffeurs de grenouilles afin de leur faire passer l’envie de les envahir. Usant d’un récit à la première personne, par le truchement d’un Archer du Suffolk, jurant tout ce qu’il peut, Warren Ellis décrit cet épisode historique et absolument désastreux pour les français, (merci les archers et leur arcs longs), avec une tonalité réaliste saisissante. Le dessin fouillé, à l’encrage profond, de l’espagnol Raulo Caceres, plutôt méconnu, surprend par sa beauté formelle, donnant à l’histoire une aura d’œuvre d’art impressionnante. On pourra écrire pratiquement la même chose pour le « Frankenstein’s Womb » dessiné par Marek Oleksicki, dont les superbes pages au style gothique absolu, décrivant les origines du destin de Mary Shelley, alors qu’elle n’était que Wollstonecraft Godwin, durant l’été de 1816, forment le cœur de cet album, ou plutôt devrait-on dire, son « cadavre et sa foudre ». L’intermédiaire « Aetherics Mechanics », dessiné par l’artiste Gianluca Pagluarani, semblera au premier abord d’obédience plutôt franco-belge, quoi que se déroulant à Londres, avec sa thématique surfant sur les genres, d’un aspect serial début du 20eme siècle, et Steampunk de bon aloi, flirtant néanmoins davantage, vu l’étrangeté du scénario, avec les délires des aurteurs Stan et Vince. Du Warren Ellis étonnant, presque « sage » diraient certains.
Interviews, explications illustrées du traducteur Alain Delaplace et crayonnés parfont cet album de goût, luxueux.


« Bad World + Do Anything », de son côté, est un tout autre ouvrage, constitué de deux parties distinctes.
Dans « Bad World », l’auteur s’empare de faits divers trouvés sur le web, alors que celui-ci était encore balbutiant, et tente de décrypter la folie humaine ambiante. Accompagnés d’illustrations de Jacen Burrow, ces trois fascicules originaux rassemblés ici permettent de partager les sentiments de Warren Ellis sur le monde qui l’entoure. Une pratique datée, puisqu’elle a 18 ans, alors que l’auteur n’avait pas encore le statut qu’il a acquis depuis, mais un témoignage néanmoins important pour comprendre l’homme et ses interrogations, ou en tous cas le jugement qu’il porte sur un monde, selon lui, foncièrement « mauvais ». Le traitement à la première personne, très direct, interpellant le lecteur, avec beaucoup d’esprit, fonctionne à plein et permet, bien mieux qu’une interview, de saisir la psyché du bonhomme. Dans « Bad World », on sourit, on s’interroge, mais on se rassure aussi beaucoup en comprenant que les récits, souvent extrêmes de Warren Ellis, qui ont suivis, sont d’avantage une dénonciation qu’un exutoire. En cela « Bad World » fait office de témoignage bienvenu.

 « Do Anything » (« Faite votre truc »), sous titré « pensées et autres trucs », propose 15 « chroniques » , en fait des chapitres regroupant et synthétisant 26 vraies chroniques parues originellement en 2009 sur le site Bleedingcool.com. Dans ces essais hyper pointus, traduits par Alex Nikolavitch, partant d’une sorte de délire mettant en scène un dialogue entre l’auteur et un crâne robotique métallique customisé, supposé être la tête de Jack Kirby, (ou de Philippe K Dick, c’est selon), Warren Ellis aborde l’histoire du comic Book (mais aussi de la bande dessinée, du roman graphique, du style Atome, et donc de la « Musique visuelle », une bonne définition du médium selon lui).

Il le fait de manière totalement libre et personnelle, en appuyant toutefois ses propos de quantité de références, et ce, autour de la figure tutélaire du créateur mythique et respecté du « Quatrième monde » (et des Quatre Fantastiques, antérieurement). Tout en déroulant une sorte de récit science-fictionnel, sous la forme stylisée d’une compression-decompression, acceleration-deceleration, il exprime son respect pour les auteurs : Philippe Druillet, Gil Kane, Archie Goldwyn, Trina Robbins, Alan Moore, Hugo Pratt, Paul Pope, Moebius, Jos Swarte, Scott Mc Cloud, Paul Gravett, Aline Kominsky-Crumb, Shary Flenniken, Elory Douglas, Spain Rodriguez, Richard Corben, Eddie Campbell, mais aussi François Riche, Raymond Loewy, Julius Schwartz, Brian Eno, David Bowie, Jean-Pierre Dionnet…tout en ne manquant pas de tacler certaines autres figures du médium au passage.

Ses écrits sont puissants, car personnels et tirés souvent du vécu ; plein d’humour, et se posent comme une manne incontournable pour tout amateur d’histoire autour du comic Book et de ses relations avec la bande dessinée en général.
Pouvoir se délecter de ce genre éditorial en français, sous une forme si bien présentée, est une aubaine à ne pas manquer. Aussi, faite ce que que vous voulez, mais si j’ai un seul conseil à vous donner : « faite votre truc » et donc sautez sur ces deux volumes !

 

Franck GUIGUE

(1) Collection qui comprend dés à présent : « Namta », « Lost Dogs », et bientôt « Les Contes de Givres ». http://www.komics-initiative.com/ 

(2)« Crossed intégrale » : http://bdzoom.com/143166/comic-books/%c2%ab-crossed-integrale-%c2%a0-au-nom-du-pere-du-fils-et-de-tous-nos-peches-%c2%bb/

« Injection » http://bdzoom.com/110242/comic-books/%c2%ab-injection-%c2%bb-t1-par-declan-shalvey-et-warren-ellis/

« Planetary intégrale » http://bdzoom.com/110004/comic-books/%c2%ab-planetary-integrale-%c2%bb-t2-par-john-cassaday-et-warren-ellis/

« The Authority » http://bdzoom.com/107626/comic-books/%c2%ab-the-authority-les-annees-stormwatch-%c2%bb-t1-par-tom-raney-et-warren-ellis/

« Spécial Warren Ellis » http://bdzoom.com/70904/comic-books/special-warren-ellis/
et bien d’autres…

 

 

« Apparat » par Warren Ellis et divers
Éditions Komics initiative (36 €) – ISBN : 978-2-9560165-7-1

« Bad Word + Do Anything » par Warren Ellis, Jacen Burrows
Éditions Komics initiative (16 €) – ISBN : 978-2-9560165-8-8

 

 

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