« Les Passagers du vent T1 : La Fille sous la dunette » par François Bourgeon : analyse de planche

Appuyée sur une grande documentation maritime, François Bourgeon initie en juillet 1979 dans Circus (n° 18) la prépublication des « Passagers du vent ». Publiée initialement chez Glénat et désormais rééditée par Delcourt, cette fresque historique met en scène au XVIIIe siècle les aventures rocambolesques d’Isabeau de Marnaye – dit Isa -, embarquée en catimini sur un navire de la Marine Royale après avoir perdu son titre de noblesse. Dans ce décor propice aux mystères et à la promiscuité, sa rencontre imprévue avec le marin Hoel entame une idylle non sans dangers… Retour aujourd’hui sur la deuxième planche de cette saga qui se poursuit actuellement avec le cycle « Le Sang des cerises » : Bourgeon à la hune !

Couverture pour la 1ère édition du T1 (Glénat, janvier 1980) et planche 2 (Delcourt 2019)

La première planche de « La Fille sous la dunette » s’ouvre sur un drame, avec la chute dans les flots d’un marin malencontreusement déstabilisé par un albatros. Précipité dans les eaux agitées, l’homme en détresse semble être livré aux éléments, à moins que l’embarcation lancée à son secours n’arrive à temps. Le suspense initial est donc encore à son comble dans la case 1 (plan général), où une barque chargée d’hommes tente de rejoindre le malheureux. Las, à la case 2 (gros plan) : un vol d’oiseaux marins doublé d’un coup de bec meurtrier sur le crâne est fatal au marin. Les ailes noires de la mort s’emparent (au sens propre comme au figuré) de l’espace, débordant du cadre et renvoyant l’humain à sa portion congrue, dans l’extrême coin droit d’une case 3 en insert, où les « V » des volatiles finissent de fondre sur leur victime. À la case 4 (plan général en légère contreplongée), impuissants devant ce sinistre spectacle qui a ensanglanté l’écume, les matelots se contentent de commenter la scène, sur un mode mi-tragique et mi-ironique. On remarquera une composition où pointe vers la droite une diagonale formée par la longue gaffe portée par l’un des matelots, encore anonyme. Cette diagonale tire un trait sur une vie disparue, et conduit vers la dernière bulle, laquelle insiste sur le « demi-tour ». Case 5, dans un plan d’ensemble silencieux, l’embarcation s’en va rejoindre son bâtiment d’attache, toujours suivi par un vol d’oiseaux devenus peu rassurants. Au premier plan flotte encore le chapeau du marin disparu, ultime trace de ce drame de mer.

Isa, énigmatique aristocrate, présentée en 4e de couverture du T1 (Glénat, 1980).

Rompant avec les précédents, la case 6 est un plan américain étroit et vertical qui vient nous montrer l’étonnement du marin tenant la gaffe ; son bonnet jaune et le lien graphique établi avec la case 4 nous permet de comprendre qu’il s’agit bien du même homme, en l’occurrence (mais nous ne le saurons qu’aux planches 3 et 8), de Hoel Fragran, « matelot de haute paye ». Ce dernier instaure une nouvelle intrigue et un nouveau mystère en étant le seul à apercevoir, depuis le canot, ce qu’il ne faut pas (case 7 en vue subjective sur la poupe du navire), à savoir deux passagères inconnues. Case 8 (vue rapprochée en contreplongée), l’identité de l’une d’entre elles est donnée : il s’agit d’« Isa », dont les ascendantes nobles, le fier caractère et le regard perçant peuvent déjà se deviner. De même, le jeu de regards (le dernier étant lancé vers la gauche, et donc ver Hoel) entre ces deux protagonistes entérine les conflits ou la romance à venir. Le suspense est souligné par le dialogue : ces femmes ne doivent pas être aperçues, et pourtant, il y a d’ors et déjà bel et bien une « Fille sous la dunette ». Si l’on peut légitiment s’interroger sur sa présence et son rôle à bord, l’on comprendra surtout que l’album de Bourgeon innove non seulement par sa richesse documentaire (l’auteur se plonge dans un ouvrage signé par le spécialiste Jean Boudriot, « Le Vaisseau de 74 canons ») mais aussi par la mise en avant d’une femme à une époque où leur représentation en bande dessinée est encore faible. Personnage romanesque et politique (elle s’insurgera plus tard contre le commerce triangulaire ou les excès de la justice), Isa décide, tranche, assume ses choix moraux, stratégiques ou sexuels. Graphiquement assez proche d’une précédente création de l’auteur (Brunelle), Isa ne se dévoile pas encore pleinement ici, libre de son corps et de ses idées. Parfois comparée à « Moll Flanders », une prostituée et aventurière de Virginie créée par Daniel Defoe en 1722, Isabeau devra également lutter pour tenter de recouvrer et faire valoir sa véritable nature et sa réelle identité. Dans ce monde d’hommes, les voyages et les éléments (favorables ou non) façonneront le destin de chacun des protagonistes : finalement, aurait-on pu imaginer meilleur titre que « Les Passagers du vent » ?

Philippe TOMBLAINE

« Les Passagers du vent T1 : La Fille sous la dunette » par François Bourgeon
Éditions Delcourt (14,50 €) – ISBN : 978-2756062242

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4 réponses à « Les Passagers du vent T1 : La Fille sous la dunette » par François Bourgeon : analyse de planche

  1. Olivier Northern Son dit :

    Superbe entrée en matière pour une série originale et marquante.
    Peut-être ne paraît-elle plus si originale au lecteur d’aujourd’hui tant elle a inspiré d’auteurs!

  2. Coups de crayon dit :

    Très bonne initiative ces analyses de planche, très intéressant .
    Plein d’autres s’il vous plaît.

  3. L dit :

    Je me permets d’apporter quelques compléments à votre analyse de cette planche rhétorique de François Bourgeon du point de vu du cheminement de la lecture.
    Elle est d’abord partagée en deux parties. L’allée de la chaloupe pour sauver le marin tombé à la mer et le retour vers le navire.
    Dans la première bande après la lecture du phylactère, nous sommes invités à nous fixer sur la chaloupe au sommet de la vague. On remarquera l’écume qui crée un contraste (pour attirer l’œil sur le point d’intérêt) et la ligne descendante de la vague pour rejoindre l’aile de l’albatros de la case 2.
    En suivant l’aile nous arrivons à la tête qui pointe vers la case d’incrustation. Dans la case d’incrustation, vite lu, la diagonale de la vague nous fait ressortir pour nous faire suivre la diagonale de la vague ou se trouve la tête du marin attaqué par les albatros.
    L’ensemble de ces trois cases est un moment instantané. L’aile de l’albatros brisant le laps de temps entre les 2 cases. La case d’incrustation est utilisé pour ce genre de narration .
    La deuxième case forte de ses deux diagonales (l’aile et la vague) nous dirigent tout naturellement vers la seconde bande.
    Dans la troisième case, on lit les phylactères puis les marins de la chaloupe. Les rames nous guident vers la flaque de sang appuyée par un contraste de couleur complémentaire (vert/rouge). Dans un mouvement naturel de lecture nous enchainons sur la case 4 pour arriver sur le tricorne du marin puis la chaloupe et le navire pour terminer. fin de la première partie.
    Ici se pose un problème de lecture. En effet pas de diagonale pour nous donner une direction. On reste sur la case certainement voulu par l’auteur pour accentué l’émotion.
    Nous allons voir comment François bourgeon s’est tiré de cette situation.
    En case 4, si il n’y a pas de direction on retourne sur ses pas. On va donc suivre la ligne de la vague et rejoindre la case 3 en suivant la rame relevée sur la droite puis le bord de la chaloupe à destination du personnage qui tient la gaffe horizontalement. C’est justement les 2 gaffes qui font la liaison avec la bande du dessous. Par ce procédé nous avons eu l’impression de faire demi tour en même temps que les marins. Nous replaçant également pour observer le personnage de face.
    Cette dernière bande de trois cases décrit une ellipse géométrique sous jacente pour appuyer ce second moment instantané.
    En effet dès que l’on a descendu la gaffe, on lit à la suite le visage, la bulle (à cheval sur les 2 cases), la ligne horizontale de la vergue, on rentre dans la case d’incrustation, les deux visages des femmes, le phylactère, (on ressort) la courbe de la vague en premier plan qui fait jonction avec le personnage, le bras de celui-ci fin de la boucle. On notera également la position de bras de Isa ainsi que les deux couleurs complémentaires pour les deux personnages (orange/ bleu).
    On voit ici tout le talent de narrateur et de dessinateur de François Bourgeon, à lire sans modération.

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