Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Américain & cirage…
En 2017, le franco-canadien Mikaël débutait avec « Giant » une série de diptyques se déroulant à New York durant les années 1930 – 1940. Avec « Bootblack », l’auteur nous plonge en 1945 dans les souvenirs d’un soldat américain qui se remémore sa vie de cireur de chaussures, aux pieds des passants et des gratte-ciels. Fils d’immigrés allemands, Al n’a que dix ans en 1929 lorsqu’il perd ses parents et son foyer dans un terrible incendie : dès lors, l’adolescent doit survivre dans un monde gangréné par la violence, le racisme et le spectre d’une nouvelle guerre mondiale… En 64 pages d’une intrigue documentée, Mikaël sait rendre l’atmosphère des rues new-yorkaises, baignées des vicissitudes et de la sombre tonalité figurée par Sergio Leone dans « Il était une fois en Amérique » (1984).
Observons la couverture : agenouillé sur un trottoir à l’angle d’une rue de New York, un cireur de chaussures travaille pour 10 cents. Sa triste condition sociale nous est spécifiée visuellement par sa situation physique, le prix dérisoire de son travail et un environnement insalubre (caniveau, papiers jetés au sol, gaz d’échappements des véhicules). Naturellement, le fait d’être au service de passants masculins anonymes et bénéficiant de meilleurs revenus renvoie le personnage à un statut peu glorieux, même s’il s’efforce pour ainsi dire de tenir le haut du pavé. L’on se souviendra ici de semblables personnages référentiels – toutes périodes confondues – dans les films « L’Homme de Rio » (Philippe de Broca, 1964), « L’Arnaque » (George Roy Hill, 1973) et plus spécifiquement « Sciuscià » (Vittorio de Sica, 1946), « Le Havre » (Aki Kaurismäki, 2011) et « Coco » (Studios Pixar, 2017), Å“uvres où des cireurs de chaussures (adultes ou enfants) doivent lutter pour survivre dans l’espoir de jours meilleurs. Dans le reflet renvoyé par l’eau, c’est le décor qui s’impose en dévoilant ses gratte-ciels et le pont de Brooklyn. Une manière supplémentaire de signifier au lecteur qui (ou quoi…) est réellement le personnage principal de l’album !
Faisant suite aux spectaculaires visuels des grandes constructions des années 1930, illustrées dans « Giant » (voir nos articles consacrés aux tomes 1 et 2), « Bootblack » nous ramène à une autre dimension : celle de la ville, mise à échelle humaine et s’ébattant entre brumes et saletés afin d’offrir un monde neuf. De fait, au sortir de la Prohibition et de la crise de 1929, New York gagnera son statut de métropole mondial : porte d’entrée des immigrants aux États-Unis, centre culturel à l’influence internationale et lieu de développement des nouveaux médias (cinéma, tabloïds et chaînes de radios dont CBS et NBC). Revers de la médaille : outre les effets de la crise (pertes de nombreux emplois industriels), c’est dans les années 1940 qu’une grande partie des institutions politiques et judiciaires de la « Grosse Pomme » tombent sous la coupe du chef mafieux Frank Costello. Très respecté jusque dans les années 1960, ce dernier inspirera à son tour la fiction, en l’occurrence Vito Corleone, « Le Parrain » de Francis Ford Coppola (1972).
Pour Mikaël, la couverture de « Booblack » a représenté un challenge plus laborieux que pour celle de « Giant » : « avec l’éditeur et le directeur artistique, on voulait trouver quelque chose qui rappelle la filiation avec « Giant », puisque il s’agissait de la même série d’histoires ancrées dans le New York des années 1930 – 1940 ; mais ce n’était pas non plus une suite. C’est une autre histoire dans le même univers que je mets en place. J’ai donc dû explorer plusieurs pistes pour les visuels de couvertures des tomes 1 et 2. Je voulais faire un plan plus serré du personnage, mais en fin de compte nous sommes tombés d’accord sur le fait qu’il fallait que l’on voit la ville, absolument, puisque c’est un personnage à part entière de mes récits et que c’est en fait LE personnage principal de la série, qui lie toutes les autres histoires, « Giant », « Bootblack » et celles à venir ! »</
« J’ai encore beaucoup de choses à dire et de thèmes à aborder ; pour l’instant, New York dans ces années ‘30 – ‘40 est le lieu et la période idéale pour cela. À travers ce prisme historique et en racontant l’histoire de différents migrants, ces petites-gens, que la grande histoire a oublié, j’aborde des thèmes et des sujets tout à fait contemporains et universels. Et comme j’ai la confiance de mon éditeur chez Dargaud pour pouvoir poursuivre dans cette voie, alors je continue. Chaque histoire de cette série sera un récit complet en 2 tomes, pouvant se lire indépendamment les uns des autres, mais on retrouvera certains personnages d’une histoire à l’autre, en fonction de l’époque. « Giant » se passait en 1932, « Bootblack » en 1935 et 1945, et la troisième histoire que je viens de finir d’écrire en 1931. D’ailleurs si vous regardez attentivement, mes deux cireurs de chaussures dans « Bootblack » apparaissent avec quelques années de moins dans 2 cases de « Giant ». »
Nous vous le disions : d’un trottoir au sommet d’un immeuble, de bas en haut, d’un petit trafic au grand banditisme, d’un front à l’autre, tout n’est que perspectives, honneur et reflets. Le cirage, c’est bien connu, permet parfois de briller en société !
Philippe TOMBLAINE
« Bootblack T1 » par Mikaël
Éditions Dargaud (14,00 €) – ISBN : 978-2505072577