« Stray Bullets » ou l’Amérique flinguée de sang froid…

Un monument noir du comics alternatif retrouve le chemin des librairies à l’occasion de sa reprise augmentée, et en projet d’intégrale, aux éditions Delcourt. On n’avait pas vu de vache à cinq pattes aussi belle depuis « Pulp Fiction ».

1994 : David Lapham n’est pas un auteur inconnu dans le milieu des comics indépendants, lui qui a contribué à créer des personnages comme Shadowman, Harbinger ou Rai pour les éditions Valiant. Cependant, sa carrière chez d’autres grosses maisons reste à faire et il va devenir un incontournable de la scène alternative avec des participations telles
« Daredevil : Dark Nights », aux côtés de Lee Weeks et Jimmy Palmiotti, mais aussi « DMZ, le second run de « Crossed », etc. C’est néanmoins avec sa série personnelle, publiée dans sa propre structure : El Capitan, qu’il défraie la chronique.
« Stray Bullets » (« Balles perdues » en français, dont on découvrira seulement les six premiers épisodes aux éditions Bulle Dog en 2001) propose, au long de 40 épisodes (1) les portraits délirants de jeunes hommes et femmes, englués dans des histoires pas nettes puant le sang, le sexe et la drogue. Une série coup de poing qui sera évidemment comparée au film de Quentin Tarantino sorti un an plus tôt : « Pulp fiction ».

La première histoire décrivant la dérive de deux hommes de main donne le ton : un ancien et un gamin, Joey, transportant le cadavre d’une jeune femme dans leur voiture, va tourner au cauchemar lorsqu’une bête crevaison va les mener vers un aller simple vers l’enfer. Il ne fallait pas parler d’amour à Joey, le plus jeune, trop fragile mentalement…

Chaque histoire, plus ou moins longue, semble indépendante de la précédente, mais va trouver sa suite lors d’un « virage » , le temps d’un ou deux épisodes de transition, et les personnages qui n’ont pas trouvé la mort dans l’un, finiront par se retrouver dans l’histoire des autres. Un principe de chapitres propre au serial noir, que Tarantino a repris à son compte avec son film culte, ce qui explique la comparaison.

David Lapham, dans une interview d’avril 2015 au site comicsbeat.com (https://www.comicsbeat.com/interview-david-lapham-talks-about-the-guts-of-stray-bullets/), décrit son genre comme un « Noir domestique », autrement dit, un genre de Polar se déroulant en milieu privé, intime, où finalement il n’y a pas tant de flics, que de petites frappes découvrant leurs « pouvoirs » de destruction en même temps que leur sexualité débridée. Le genre que l’on peut croiser dans son quartier et qui a inspiré l’auteur et sa femme.

© David Lapham - Delcourt 2019

« Stray Bullets » frappe tel un direct au nez. Il surprend, il déroute même parfois, autant dans le propos, par moment carrément psychédélique, que dans son rendu graphique, effectué dans un dessin hyper lisible, à l’encrage onctueux, au noir et blanc subtil et de tout premier ordre. Pour donner un ou deux exemples du délire Lapham, je citerai l’exceptionnelle scène de tir à vue dans l’appart d’Amy, blonde flingueuse cinglée mais pro, tentant d’échapper à son ex amant-venu pour-la liquider-pour-de-faux (« Le Cirque débarque »), ou celle d’ « Au revoir gentille vache » où, parmi d’autres joyeusetés, deux camés déjantés s’introduisent par un trou dans le plancher pour abuser d’une belle brunette tout aussi camée, la coinçant au passage entre les lattes et le tapis, tandis que le shérif du coin, poursuivant un autre malfrat au dehors, abat de son revolver la vache à cinq pattes, vedette de la station balnéaire de Seaside…Des déchaînements de situations cocasses et improbables, mais succulentes, qui auraient de quoi retourner n’importe quelle personne saine d’esprit.

Joey, Spanish Scott, Ginny, Harry, Monster, Beth, Nina, Rose, Orson, Amy, Nick, sont des noms et surtout des personnages que l’on n’oublie pas, une fois refermé ce gros volume de 480 pages au dos rond élégant et au signet tissé bien utile, comprenant non pas 6, pas 10, mais les quatorze premiers épisodes de la série originale, dont huit inédits !

David Lapham a débuté en 2013 un second cycle : « Sunshine and Roses », en cours aux États-Unis. Autant dire que l’on peut se réjouir d’encore quelques tomes volumineux, pour enfin découvrir dans son intégralité l’une des meilleures séries noire en comics de ces vingt dernières années. Merci Delcourt et merci Thierry Mornet !

Comme les éditions Delcourt font les choses bien, et que l’épisode « Bonnie and Clyde » de « Stray Bullets » me fait une transition toute trouvée, arrêtons-nous quelque peu sur un autre titre publié au mois de mars et relevant d’un genre assez similaire, par deux auteurs aussi talentueux : « Mes héros ont toujours été des junkies » par Ed Brubaker et Sean Phillips.

On a chroniqué ici dans son intégralité la série incontournable « Kill or be killed », et eu l’occasion de défendre quasiment tous les titres écrits ou dessinés par ces auteurs. Si ceux-là nous ont plutôt habitué à des histoires longues et des Polar cinglants (sanglants), j’avoue avoir été un peu surpris par cette nouvelle, davantage dans l’esprit de « Fondu au noir », dans son aspect roman graphique, que les séries « Fatale », « Criminal » ou « Kill… », même si l’éditeur original nous précise sur la page titre que cette nouvelle s’insert dans l’univers « Criminal ».

Ellie (ou Angela, c’est selon) est une belle jeune femme, à peine trentenaire, qui a été « enrôlée » ce sont ses mots, par son oncle, dans un centre de désintoxication. Elle est en effet une jeune camée, et cela est lié au passé de toxico de sa mère, qui se shootait devant elle alors qu’elle n’avait pas dix ans. On apprend cela au fil de flashbacks, tandis qu’elle s’échappe du centre avec Skip, dont elle est en train de tomber amoureuse. Un beau jeune homme qui va la suivre dans un road trip de courte durée, car l’amour n’est pas vraiment la où on l’imagine…

En 80 pages, colorisées subtilement par Jacob Phillips, notre duo spécialiste du thriller nous entraîne dans un maelstrom de sentiments contradictoires, mêlant désir de vivre et haine du passé. Fait de faux semblants, ce One shot rend à la fois hommage aux romans et aux films sondant l’âme et le cœur humains. Un romantisme cependant plus proche de « Bonny and Clyde » qu’ « Un été 42 », mais baigné dans le jazz le plus sombre, celui dont la couleur est contenue dans les chansons de Billie Holliday, explicitement citées.
Un petit bijou de nouvelle graphique.

Franck GUIGUE

 

(1) En décembre 2013, El Capitan et Image comics annoncent le retour de la série « Stray Bullets », après huit ans d’interruption. Le numéro 41 prend directement la suite du précédent numéro, stoppé en plein suspens, et permet de publier le recueil de ce premier arc intitulé « The Uber Alles collection ». De plus, l’éditeur annonce pour mars 2014 la reprise de la série « Stray Bullets : Killers, avec un second arc intitulé « Sunshine and Roses ».

© Sean Phillips, Ed Brubaker - Delcourt 2019

« Stray Bullets Vol 1 » par David Lapham
Éditions Delcourt (34,95 €) – ISBN : 978-2-413-00811-8

« Mes héros ont toujours été des junkies » par Ed Brubaker et Sean Phillips
Éditions Delcourt ( 12 €) – ISBN : 978-2-413-01755-4

 

Galerie

3 réponses à « Stray Bullets » ou l’Amérique flinguée de sang froid…

  1. PATYDOC dit :

    Bonjour Franck ; j’ai acheté en son temps les 2 premiers livres de Stray Bullets chez Bulle Dog ; sais- tu à partir de quel album de cette nouvelle série on peut découvrir la suite inédite des 2 premiers livres déjà édités ?

    • MORNET Thierry dit :

      Bonjour PATYDOC,

      Ce premier volume de STRAY BULLETS comporte les numéros #1 à 14 de la première série US (qui en comporte 41). Plus de la moitié du contenu de ce volume est inédit en VF.
      Merci de votre confiance et de votre fidélité,
      Cordialement
      Thierry Mornet

  2. Franck dit :

    Bonjour Patydoc. Comme écrit dans la chronique, ce premier volume « comprend non pas 6, pas 10, mais les quatorze premiers épisodes de la série originale, dont huit inédits ! » ;-)
    …Cela répond t-il à votre question ?
    Bien cordialement.

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