Il était une fois… un entretien avec Stéphane Fert pour « Peau de mille bêtes »

Universel, en constante évolution, le monde des contes revient parmi nous de belle manière avec « Peau de mille bêtes » par Stéphane Fert chez Delcourt. Ce fabuleux dessinateur avait déjà revisité, accompagné de Simon Kansara au scénario, la légende du Graal avec leur album « Morgane ». Cette fois, c’est en solo que Stefan Fert nous propose sa relecture du récit des Frères Grimm « Allerleirauh »*.

En forêt, le prince Lou se fait agresser par d’étranges créatures chargées de le tuer.  Lou est sauvé par une corneille bavarde qui l’aide à se réfugier chez sa maîtresse, la sorcière fée Margot. Lou apprend de celle-ci pourquoi il est recherché, commence alors l’histoire de Peau de mille bêtes.

Une jeune fermière, tellement magnifique qu’on la nomme Belle, s’enfuit de son village, lassée de l’assiduité des hommes qui veulent l’épouser. Elle se réfugie dans une forêt, domaine du Roi Lucane et finit par tomber sous le charme du monarque. De leur union naît  Ronces, « pour sa mère plus douce que les fruits et pour son père aussi charmante qu’une ortie » mais malheureusement Belle tombe malade et finit par mourir. Ne supportant plus la vue de Ronces qui lui rappelle trop sa femme, le Roi Lucane bannit sa fille dans la forêt non sans avoir par avant envoûté un millier d’animaux pour la protéger  et l’éduquer.

Plusieurs années après, poussé par ses chambellans, le Roi Lucane envisage une nouvelle union. Aucune prétendante n’arrive à estomper le souvenir de Belle jusqu’à ce qu’il tombe sur un portrait de Ronces. Il décide de l’épouser  et peu importe qu’elle soit de son sang. Devant le refus de Ronces, qui vient juste de tomber amoureuse de Lou, son père lui jette un sort : il l’affuble d’un habit magique composé des peaux de ses amis animaux. Le pouvoir de cette toilette est d’exacerber la sauvagerie de Ronces, de la forcer à dévorer tout éventuel prétendant. Afin de protéger Lou, Ronces se cache sur les terres enchantées de son amie Margot.

Le travail de Stéphane Fert donne à cette fable d’amour et de malédiction une dimension épique, d’une grande force visuelle. Tout comme nombre de contes, son déroulement est une construction gigogne, une suite de petites histoires formant un récit aventureux poétique. Si la potion narrative de « Peau de mille bêtes » contient une portion de noirceur colorée, elle dispose aussi d’une touche d’humour et de rythme qui n’est pas sans rappeler « Le Songe d’une nuit d’été » de William Shakespeare.

Mais ce qui nous approche le plus du merveilleux dans cet album en est l’aspect graphique. Stéphane Fert crée une densité visuelle époustouflante et une galerie de personnages humains, animaux ou fantastiques impressionnante. Son « Peau de mille bêtes », une fois lu, nous laisse posséder par cette nouvelle épopée magique.

Bonjour Stéphane, pouvez-vous nous présenter votre parcours jusqu’à ce nouvel album ?

Alors il n’y a pas grand-chose à dire !

Après cinq tours du monde, quelques années dans la piraterie et un diplôme d’astronaute, j’ai décidé qu’il y avait plus de choses à vivre dans la BD…

 

Il est vrai que le monde de la bande dessinée est tout aussi aventureux…

Oui, bien sûr, c’est tous les jours l’aventure dans ma tête ! Même si en fait, ça consiste surtout à rester 10h par jour devant un écran… mais j’aime bien.

 

Après « Morgane » et « Quand le cirque est venu« , vous avez réalisé « Peau de mille bêtes » sans scénariste. A quel moment avez-vous décidé de faire un album seul ?

En fait j’ai toujours aimé écrire autant que dessiner. Quand j’étais gamin j’adorais les rédactions à l’école et j’écrivais des scénarios de jeux de rôle pour les copains, etc …

Ensuite dans mes études je me suis concentré sur le dessin et j’ai un peu oublié l’écriture, surtout par manque de confiance en moi. Ce n’était déjà pas évident de se sentir légitime en tant que dessinateur, alors scénariste … ça me paraissait très prétentieux.

Et puis j’ai co-écrit Morgane avec Simon et cela m’a permis d’apprendre et surtout de me redonner le goût de l’écriture. J’étais vraiment content de notre travail sur Morgane (même si on aurait pu faire 300 pages de plus) mais à la fois j’ai senti que j’avais besoin d’être seul pour vraiment lâcher certaines choses.

Il y a énormément d’improvisations dans « Peau de mille bêtes » qui auraient été impossibles avec un scénariste.

Vous travaillez par planches ou par dessins successifs montés ensuite en planches ?

Je fais tout sur la même  » page  » sur photoshop, en fait.

 

Vos albums sont réalisés en couleurs directes, on perçoit sur certains dessins l’épaisseur de la matière ?

Il y a quelques pages en  » vraie peinture  » mais sinon c’est beaucoup de tablette graphique. J’appuie sur un bouton et l’ordinateur fait tout pour moi. (Si seulement…)

 

La couverture de l’album est réalisée à partir de l’affiche du film « Peau d’âne » dessinée par Jim Léon. C’est par le film de Jacques Demy que vous avez découvert cette histoire ?

Je ne sais plus ce qui m’a fait découvrir Peau d’âne  mais oui, le film de Jacques Demy a été d’une grande importance pour l’album. Dans le ton, les décors, les costumes, c’est un film magnifique.

La démarche de ma BD est très différente, mais je voulais qu’on y voie des références et des clins d’œil.

Quant à l’affiche du film, elle est sublime et je suis très reconnaissant envers les ayants-droits de m’avoir autorisé à m’en inspirer !

 

Peau d'âne (1970)

Vos dialogues sont cocasses et percutants, l’écriture vous plait ?

Oui j’adore écrire. Et plus j’écris, plus j’aime ça.

Je suis même en train de réfléchir à écrire pour d’autres dessinateurs. Si des dessinateurs passent par-là, contactez-moi !

 

Il vous a été plus facile de dessiner « Peau de mille bêtes » ou de l’écrire ?

C’était beaucoup plus facile de le dessiner. J’ai réécris l’album entièrement 5 ou 6 fois …

En fait, on ne dirait pas, mais c’est vraiment un métier.

Vos albums possèdent un grand dynamisme, pensez-vous que cela vient de votre travail dans l’animation ?

Merci !  Il est certain que je suis influencé par l’animation et sa culture, ses illustrateurs. J’imagine toujours mes scènes en mouvement (voir, en musique) et j’adorerais avoir une BD adaptée en animation un jour… Si un réalisateur passe par là, n’hésitez pas à me contacter aussi !

 

Morgane était déjà personnage féminin fort. Il en est de même avec Ronces. C’est une thématique qui vous tient à cœur ?

Oui, dès que je commence à écrire ou à dessiner, je vais toujours vers des personnages féminins.

D’ailleurs au début j’ai eu du mal à incarner le prince Lou et finalement, il reste un personnage presque non-binaire. Si vous me demandez pourquoi, je suis incapable de vous répondre.

Je me pose beaucoup de questions à ce sujet mais il y a une part irrationnelle et sensible qui me pousse à m’incarner dans des héroïnes plutôt que des héros.  Pour le côté « femmes fortes » c’est aussi complètement inconscient. Je les dessine et les fait parler comme cela me vient naturellement.

Il a été difficile de contenir Margot ? Ce personnage a tout d’un électron libre…

Non cela n’a pas été difficile car Margot est un avatar de Morgane et c’est un personnage que j’ai vraiment dans la peau.

Dans cette histoire, elle a le rôle tout à fait classique de la fée qui donne des coups de pouce mais n’intervient pas directement dans les évènements. Dans le conte il faut que les personnages grandissent par eux-mêmes sinon ça ne marche pas.

D’une façon générale, le personnage omniscient qui possède la magie doit toujours guider mais rester en marge. (C’est aussi le cas des sorciers /magiciens). Je savais exactement ce qu’elle avait le droit de faire et de ne pas faire.

Il n’y qu’à la fin de l’histoire qu’elle sort un peu du cadre et qu’on comprend qu’elle a triché avec le code des fées.

En effet, le « code » revient souvent ainsi que l’idée de livre. Le Prince Lou a appris le dictionnaire par cœur et veux écrire une encyclopédie, le Roi Lucane comprend l’Humanité à travers un livre de contes et les « Contes de Grimm » servent de code aux êtres fantastiques. L’écrit ne corsète-t-il pas trop les contes ?

C’est une question intéressante car, comme vous le savez, les contes sont issus d’une tradition orale. Or, l’oralité est une matière malléable alors que l’écrit fige et dicte les choses. Le cinéma (et la bande dessinée peut être encore plus) car il plaque des images, des musiques, des voix… évidemment, je pense à Disney.

Bref, je ne sais pas si l’écrit corsète trop les contes mais une chose est sûre : il faut prendre la liberté de s’approprier les histoires, non seulement les auteurs  « professionnels »  mais tout un chacun.

Qui sait les histoires folles qu’on pourrait se raconter dans les chaumières et qui sont aspirées et broyées par des lecteurs DVD ?

Pour en revenir à l’album, il faut aussi noter que le Roi ne sait pas lire et il ne « connaît »  qu’un seul livre. Il ne regarde que les images et n’en tire qu’une somme de croyances qui correspondent à ses désirs.

Lou, à l’opposé, est un scientifique qui cherche à comprendre et qui, on le devine, connaît une grande diversité d’ouvrages dans tous les styles et toutes les formes.

 

Sabbat graphique.

Comment vous est venue l’idée d’attribuer au père de Ronces un pouvoir sur le monde des insectes ?

Au départ le roi avait des cornes de cerf, comme le dieu celtique de la forêt (que l’on voit dans Morgane). Mais ensuite, j’ai voulu le séparer le monde des animaux à fourrure (doux et réconfortant) qui est celui de Ronces.

J’ai donc pensé aux cornes du lucane plutôt que du cerf et je trouvais que cela collait parfaitement au personnage. Il y a une certaine beauté chez les insectes mais ils peuvent aussi très vite inspirer du dégoût et c’est ainsi que je vois le père de Ronces.

C’est votre proximité avec les Pyrénées qui vous a fait choisir un ursidé comme animal le plus proche de votre héroïne ?

Peut-être. La première version de l’histoire portait sur un conte des Pyrénées : Jean de l’ours, mais après j’ai tout changé. L’ours c’est aussi une figure réconfortante, la peluche préférée des enfants. Les animaux de Ronces peuvent être vus comme des fragments de son enfance, des amis imaginaires.

 

Justement, les contes sont souvent associés à un lectorat jeunesse, conseillerez-vous  « Peau de mille bêtes » aux enfants ?

Je pense que ça peut être une très chouette lecture à partir de 10/11 ans … avant de rentrer dans la difficile adolescence qui nous contraint parfois à rentrer dans le moule.

 

Un conte préféré ?

Il y a tellement de contes et d’adaptations … c’est difficile d’en choisir un mais j’ai été particulièrement ému par l’adaptation brillante de « La jeune fille sans mains » de Sébastien Laudenbach.

 

Vous avez une page tumblr sur laquelle apparaissent de nouveaux portraits féminins, il s’agit de projets en cours ?

Oui c’est un projet totalement différent que je mène avec Wilfrid Lupano. Il s’agira d’un roman graphique tiré d’une histoire vraie qui se déroule au 19ème siècle dans le Kentucky.  Je ne peux pas trop en dire car c’est encore dans le carton.


Que mille mercis enchanteurs habillent Stéphane Fert pour sa disponibilté.

*Ce conte  « Toutes-Fourrures » aussi traduit sous le titre « Peau de mille bêtes » est disponible dans l’anthologie « Contes » des Frères Grimm publié chez Folio bilingue.

 

« Peau de Mille bêtes » par Stéphane Fert

Éditions Delcourt (18,95 €) – ISBN : 978-2-7560-9172-3

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