« Tiananmen 1989, nos espoirs brisés » : une place rouge sang…

Entre avril et juin 1989, les étudiants chinois réclament des réformes économiques et démocratiques en occupant pacifiquement la place Tiananmen à Pékin. Après avoir instauré la loi martiale, Deng Xiaping enverra l’armée et les chars pour écraser le mouvement, sous les yeux des reporters internationaux. 30 ans plus tard, le professeur et sociologue Lun Zhang, réfugié en France depuis cette effroyable répression, livre pour la première fois son récit des événements. En 112 pages, ce one-shot méticuleux, livré à la première personne sous l’angle d’une BD reportage, est à la hauteur du « mouvement du 4 juin », marqueur crucial de l’histoire politique et culturelle mondiale.

Quand la Chine change de visage... (planches 4 à 6 - Delcourt 2019)

En couverture, illustration tragique des « espoirs brisés » de la titraille, une bicyclette écrabouillée gît à terre, seule. Rouge et noire. Le cadre de la bicyclette (symbole du mode de déplacement privilégié de l’époque, mais aussi de la pauvreté du pays) est tordu comme une main ou un corps qui implore, écrasé dans une mare de sang.Toute trace d’humanité a disparu (victime ou corps du cycliste compris), comme déjà emportée par le contexte d’un régime dictatorial nihiliste, prompt à effacer toute marque de sa bestialité. Si 1989 marquait en France le démarrage des festivités liées au bicentenaire de la Révolution, cette date coïncida en Chine avec le décès de Hu Yaobang. Cet ancien secrétaire du Parti communiste chinois, largement admiré et salué pour son rôle de réformateur lors de la « grande révolution culturelle » (1966 – 1976 ; période marquée par son radicalisme extrême, tel que prôné par Mao Zedong), allait être bien malgré lui l’élément déclencheur. Dans la seconde moitié des années 1980, la jeunesse chinoise avait repris des couleurs en découvrant quelques libertés (livres, universités, styles musicaux occidentaux, nouveaux courants de pensées), ce alors que les principaux dirigeants conservateurs continuaient de monopoliser un pouvoir amplement corrompu. À partir du 16 avril, des manifestations-hommages à Hu Yaobang naissent spontanément partout dans le pays. À Pékin, un inconnu dépose une fleur au pied du monument aux héros du peuple, sur la place Tian’anmen (également orthographiée « Tiananmen » ou « Tian An Men »)…

Vue de la place Tiananmen fin mai 1989 ; au fond, la "Déesse de la démocratie", statue "édifiée par les étudiants des beaux-arts.

Manifestants bloquant les intersections de la place avec un bus, début juin 1989 (Photo : Jeff Widener)

La « place de la porte de la Paix céleste » couvre 440 00 m² et reflète l’histoire de la Chine depuis sa construction en 1415 sous la dynastie Ming. le 21 avril, 100 000 étudiants s’y rejoignent malgré l’interdiction des autorités. Les premiers slogans apparaissent, dénonçant au fil des jours la corruption, les inégalités sociales et l’absence de libertés. à partir du 13 mai, une grève de la faim est lancée par des étudiants toujours soucieux de ne pas voir basculer la manifestation dans l’action brutale. Comble du comble, au même instant, le dirigeant soviétique Mikhail Gorbatchev effectue à Pékin sa première visite en tant que chef d’état, son déplacement étant suivi par de très nombreux journalistes étrangers. Considéré comme le théoricien de la Glasnost (« transparence ») et l’artisan de la Perestroïka (« restructuration économique »), Gorbatchev incarne le renouveau face à Deng Xiaoping, lequel reste sourd aux appels de la jeunesse de son pays. Les ministres réformateurs ayant été évincés les 18 et 19 mai, la loi martiale est promulguée le 20 mai à dix heures, autorisant les soldats de la police populaire et de l’armée populaire à faire usage de tous les moyens nécessaires envers les contrevenants.

"Tank Man", le 5 juin 1989 : devenu iconique, l'image de la scène est prise par deux reporters-cameramen et cinq reporter-photographes perchés sur un balcon de l'hôtel Beijing. Le cliché de Jeff Widener (Associated Press) fera la une de nombreux journaux et magazines.

Dans la nuit du samedi 3 au dimanche 4 juin, cinq corps d’armées, plusieurs forces spéciales et unités de police investissent la ville, commençant à détruire des barricades, puis à tirer à balles réelles sur les manifestants. En représailles, une trentaine de soldats est lynchée, certains étant brûlés vifs. Vers 4h30 du matin, plusieurs reporters et journalistes voient des chars traverser la place Tiananmen, en broyant indifféremment les véhicules et les personnes. Selon Alan Donald, ambassadeur du Royaume-Uni à Pékin, les blindés ont « roulé sur les corps à de nombreuses reprises, faisant comme une « pâte » avant que les restes soient ramassés au bulldozer. Restes incinérés et évacués au jet d’eau dans les égouts ». La répression est immortalisée par plusieurs vidéos et photographies, dont celle de « Tank Man », prise le 5 juin : vêtu d’une chemise blanche, un étudiant se dresse seul devant une colonne de chars qui tente de quitter la place. Continuant de défier la colonne pendant quelques instants, l’homme aura le temps de grimper sur la tourelle du char afin de parler aux soldats. De retour au sol, il est tiré sur le côté par un groupe d’hommes, dont l’identité divise les témoins. Probablement enlevé par la police secrète, ce manifestant ne sera jamais présenté par le gouvernement chinois pour faire taire les protestations internationales, ce détail laissant supposer son exécution par le régime. Si le nombre de victimes ne pourra jamais être connu avec certitudes, les différentes sources officielles donnent le chiffre moyen de 2 500 morts et 7 000 blessés. En France, à l’heure du désaveu chinois et de l’accueil des dissidents survivants ou échappés, François Mitterrand dira : « Un pouvoir qui tire sur sa jeunesse n’a pas d’avenir »…

Infographie Graphic News illustrant les événements

Précis et circonstancié, le récit de Lun Zhang témoigne avec force des espoirs brisés du mouvement estudiantin chinois. Accompagné du journaliste et sinologue Adrien Gombeaud, celui qui est devenu en France un professeur de civilisation chinoise a trouvé en Ameziane un dessinateur idéal. Nous avions croisé ce dernier avec l’excellent « Muhammad Ali » en 2015 (voir notre article), entre voix off et planches aux tonalités sépia, et ce nouveau one-shot s’en rapproche avec un autre combat, celui pour la liberté. 1989, fort heureusement, sera aussi (est-ce un hasard ?) l’année de la chute du mur de Berlin (9 novembre) et de la fin du régime roumain de Ceaucescu (décembre), 1990 celle de la fin de Pinochet au Chili et de libération de Mandela en Afrique du Sud (février). De 2008 à sa mort en prison en 2018, le prix Nobel de la paix Liu Xiaobo ne cessa de demander en Chine une réforme politique vers un État de Droit et la réhabilitation des victimes de Tiananmen. Élu en 2013, le président Xi Jinping n’a pourtant modifié la constitution (en mars 2018) que pour permettre la pérennisation de son propre pouvoir. Présent à Paris en mars 2019 pour y signer des partenariats et accords économiques, Xi Jinping n’aura pas manqué de heurter les militants des droits de l’homme et les représentants des minorités opprimées (Tibétains et musulmans turcophones), vingt ans après le massacre de Tiananmen. La Longue Marche vers la démocratisation totale de la Chine n’est pas pour demain…

Version alternative de la couverture : le visuel final a été choisi par le studio de l'éditeur. Ameziane aurait opté pour sa part pour un autre visuel, figurant en page 87 de l'ouvrage : une scène de théâtre chinois dévoilant "Tank Man" face aux chars.

Philippe TOMBLAINE

« Tiananmen 1989, nos espoirs brisés » par Ameziane, Adrien Gombeaud et Lun Zhang
Éditions Seuil/Delcourt (17,95 €) – ISBN : 978-2-413-01020-3

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