Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Je suis née dans un village communautaire »… « et je ne m’en porte pas plus mal », pourrait clamer Kaya Takada !
Quand ils sont connus, les villages communautaires développent de nombreux fantasmes chez ceux qui n’y habitent pas. Vie de communisme totalitaire pour certains, secte pour d’autres, ils sont souvent décrits comme des endroits plutôt néfastes et remplis de personnes à problèmes. C’est un lieu de vie, en quasi autarcie, que nous décrit Kaya Takada, née au sein d’une telle communauté. Avec ses yeux d’enfant, elle n’a pas tout bien saisi, mais son témoignage reste extrêmement intéressant pour comprendre et donc se faire sa propre opinion sur ce mode de fonctionnement très éloigné de la société de consommation moderne dans laquelle la plupart des humains vivent aujourd’hui.
Kaya Takada a aujourd’hui trente-cinq ans. Elle a passé ses dix-neuf premières années dans un village communautaire. Ses parents se sont rencontrés dans cet endroit organisé en communauté agricole où toutes les ressources sont mises en commun. On est loin d’une secte, mais par certains aspects la vie y est rude, les règles strictes et il faut suivre la doctrine édictée sans broncher. Aujourd’hui, elle vit à Tokyo où elle a rencontré son mari, un homme de quinze ans son aîné. C’est seulement dans les dernières pages de son livre qu’elle nous dévoile leur rencontre et explique leur différence d’âge. Entre-temps, vous aurez loisir de découvrir toute son enfance et son rapport aux autres, à la nourriture, aux biens matériels et bien d’autres sujets durant les deux cent quatre-vingts pages de son récit.
Cette édition française est séparée en deux parties bien distinctes qui étaient à l’origine publiées séparément au Japon. Les premiers chapitres se concentrent sur son enfance. On y apprend notamment qu’elle a très vite été séparée de ses parents. Elle vivait à l’écart avec les autres enfants du village, surveillés par une éducatrice. La seconde partie, publiée suite au succès du premier volume, est un complément bienvenu qui commence à son adolescence pour se conclure sur les motivations qui lui ont permis de se libérer du village et vivre sa vie actuelle. Bien sûr, tout cela n’a pas été simple et elle garde encore des séquelles de cette éducation qui peut nous paraître étrange et même barbare par moment. Elle l’avoue elle-même, elle appréhende toujours le contact avec les hommes. Son manque de nourriture a développé une boulimie qui la suit toujours. Les châtiments corporels étaient légions et elle est toujours angoissée dès qu’une autre personne la convoque pour discuter sérieusement avec elle. Il est indéniable que cette vie était loin d’être idéale pour le développement d’une enfant en bas âge.
Néanmoins, c’est avec beaucoup de recul qu’elle nous décrit ces moments qui ont été les siens durant une vingtaine d’années. Elle ne cherche pas à blâmer les personnes qui l’ont fait naître dans ce village. Elle n’a rien à reprocher non plus à ceux qui les surveillaient ni à ses camarades dociles, à part peut-être les sanctions violentes. Pour autant, elle ne glorifie pas ce mode de vie qui lui semble aujourd’hui bien loin de ses aspirations quotidiennes. Avec le recul, elle se rend bien compte que la privation de nourriture, les deux seuls repas journaliers, les coups qui pleuvaient, l’incapacité à discuter en groupe n’étaient pas une situation saine et enviable. Kaya Takada se contente de retranscrire ce qu’elle voyait et surtout ce qu’elle comprenait ou ne comprenait pas alors qu’elle n’était qu’une très jeune enfant manipulée par des adultes.
Le dessin extrêmement simple dépeint parfaitement les situations sans fioritures superflues. Derrière ce trait clair et minimaliste se cache pourtant une multitude de détails qui nous aident à situer l’action et repérer les choses importantes en laissant de côté ce qui est futile. La lecture reste très instructive et les situations particulièrement bien documentées semblent d’un coup très réalistes. Le lecteur comprend aisément le fonctionnement de ce village, Kaya Takada n’hésitant pas à avouer qu’elle ne possède pas plus d’information sur certains sujets du fait de sa situation et de sa jeunesse. Par exemple, elle ne peut pas savoir comment cela se passait pour les garçons vu qu’ils étaient élevés séparément. Seuls certains bruits de couloir, arrivés à sa connaissance, y sont partagés. C’est ce côté authentique qui rend attendrissant ce compte rendu.
Malgré une suite de récits un peu décousue et avec quelques redites, notamment dans la première partie de l’album, cette succession de souvenirs reste édifiante. La plupart des personnes ordinaires, comme décrites par les habitants du village, sont loin d’imaginer l’organisation de la vie au sein d’une communauté comme celle où a été élevée Kaya. On est encore plus surpris quand on découvre que finalement des villages comme le sien, il y en a un peu partout au Japon et même a l’étranger. La vie y est régie différemment et selon un modèle où la valeur du travail compte plus que les possessions matérielles. Au final, le lecteur se forgera sa propre opinion par rapport à son vécu en comparaison à ce qu’il a découvert dans ce recueil.
« Je suis née dans un village communautaire » de Kaya Takada est un pavé extrêmement dense sur un mode de vie alternatif qui s’est développé en pleine période baba cool. Même si nous sommes bien loin des pensées libertaires des années soixante-dix, ce retour aux valeurs simples fait encore des émules et ce livre pourrait éclairer pas mal de monde sur une société différente, sans forcément tomber dans un cas extrême et trop éloigné du monde dit civilisé comme c’est le cas ici.
Gwenaël Jacquet
« Je suis née dans un village communautaire » par Kaya Takada
Éditions rue de l’Échiquier (19,90 €) ISBN : 9782374251356