Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Il y a un nouveau mystère à Paris avec « Les Métamorphoses 1858 » !
Dans le Paris pré-haussmannien de l’été 1858, trois jeunes femmes disparaissent dans l’indifférence. Le détective amateur Stanislas Andrzej et son ami Joseph, médecin de profession, se lancent dans une enquête complexe et risquée. Premier projet de ses auteurs ( Alexie Durand et Sylvain Ferret) publié par Delcourt, « Les Métamorphoses 1858 » ne cachent pas ses influences fantastiques et feuilletonnesques. L’étrange et le morbide sont présents au détour de chacune des pages de ce riche premier volet d’un triptyque annoncé. Autopsie de l’album dans les lignes suivantes…
Née en 1976 dans l’Aveyron, Alexie Durand se passionne pour l’Histoire, la fantasy, la science-fiction et les récits d’espionnage. Parmi ses lectures, de grands classiques intemporels tels « Frankenstein » (Mary Shelley, 1818), « L’Ève future » (Villiers de L’Isle-Adam, 1886), « L’Île du Docteur Moreau » (H. G. Wells, 1896), « Fantômas » (Pierre Souvestre et Marcel Allain, 1911), ainsi que les moins connus « La Poupée sanglante » et sa suite, « La Machine à assassiner » de Gaston Leroux (1923). Ayant parlé de ses envies d’écritures à Sylvain Ferret – né en 1989, graphiste et… neveu par alliance ! -, les deux jeunes auteurs vont naturellement s’associer et proposer leur travail chez Delcourt. Réorganisée et redécoupée par Ferret, la nouvelle initialement écrite par Durand sera donc transformée en un scénario assez dense pour occuper trois tomes et intéresser l’éditeur David Chauvel. Notons que l’exceptionnel travail graphique et numérique entrepris par Sylvain Ferret depuis 2015 (voir les visuels postés sur https://twitter.com/ferret_sylvain) permettra une sortie rapprochée des différents épisodes de cette mini-série, selon le calendrier prévisionnel suivant : janvier 2019, juin 2019 et janvier 2020.
De par son sous-titre étrange, « Les Métamorphoses 1858 T1 : Tyria Jacobaeae » fait à la fois référence à la littérature latine (« Les Métamorphoses » d’Ovide, 1er siècle), au fantastique kafkaïen (« La Métamorphose », 1912) et à l’entomologie. Seuls les spécialistes des lépidoptères auront ainsi directement identifié l’appellation scientifique du papillon baptisé Goutte-de-sang, aux ailes gris noir complétées de deux tâches rouge vif. Selon la même logique, le tome suivant s’intitulera Dinocampus cocinellae, du nom d’une guêpe parasitaire de la coccinelle. Avec ces couleurs morbides (noir, vert, rouge et gris), ce buste féminin dont on ne saurait dire s’il est en voie de décomposition (masque mortuaire) ou de remodélisation (chirurgie faciale avant-gardiste) et cet environnement digne d’un bassin incubateur thermostaté (nombreuses bulles d’air), tout nous suggère l’animation et la vie insufflées à une créature féminine encore tenue entre la vie et la mort.
1858 étant l’année de l’attentat (raté) perpétré par le révolutionnaire italien Orsini contre Napoléon III, elle justifiera à elle seule un contexte historique marqué par les tensions politiques et la loi de sureté générale ; dans ce cadre, les forces de police traquent tous les individus suspectés d’agir contre le gouvernement : quiconque a déjà fait l’objet de condamnations politiques depuis 1848 peut être arrêté, déporté et exilé sans procès. Les enquêtes concernant les « filles perdues » (enceintes et rejetées par leurs propres familles) ne sont pas primordiales, y compris en cas de meurtres ou de suicides. Les corps repêchés dans la Seine sont une terrible banalité au XIXe siècle : devenus morbide attraction touristique, les cadavres sont exposés au public plusieurs jours dans les vitrines de la morgue située sur l’Île de la Cité, en attendant une hypothétique identification ou une réclamation de la part des familles. D’autres – enjeux de juteux trafics (cf. « Le Voleur de cadavres », nouvelle de Stevenson datant de 1884 et inspirée d’une histoire vraie survenue en 1827 – 1828) – servent aux étudiants en médecine et aux études anatomiques, dans un monde à la fois tourné vers le scientifique et l’irrationnel, résurrectionnisme et spiritisme obligent.
Au final, et à condition de ne pas se perdre dans une intrigue qui laisse encore volontairement beaucoup de zones d’ombres ou non élucidées, on prendra un grand plaisir à parcourir les 62 planches de cet acte 1, qui se clôturent dans une ambiance à la fois holmésienne et très steampunk. Comme dans tout bon feuilleton, disons donc « À suivre ! »
Philippe TOMBLAINE
« Les Métamorphoses 1858 T1 : Tyria Jacobaeae » par Sylvain Ferret et Alexie Durand
Éditions Delcourt (15,50 €) – ISBN : 978-2-7560-9916-3