« Sambre T8 : Celle que mes yeux ne voient pas… » par Yslaire

Avec huit albums réalisés sur une période de trente ans, « Sambre » est – depuis juin 1986 – le grand-œuvre du Belge Yslaire. Tragiquement romantique et métaphysique à souhait, la saga mêle l’histoire tumultueuse du XIXe siècle à la fatalité pesant sur les membres de la famille Sambre, tous frappés de yeux à la couleur rouge sang. Héritier de la troisième génération Bernard-Marie a le spleen de son âge : enfermé à la Bastide, il songe à Paris et réalise des photographies en étant hanté tant par la mort que par un rêve obsessionnel, celui d’une rencontre avec une fille aux yeux rouges. Or, Judith existe belle et bien : prostituée, cette sœur jumelle ignorée vient d’accéder à la grande scène du théâtre…

La mort dans les yeux (planches 1 et 4 - Glénat 2018)

Vivant auprès de sa tante Sarah devenue aveugle, Bernard-Marie tente en vain d’étouffer ses velléités d’émancipation : dans ces relations compliquées ou les secrets de famille abondent, les mots sont souvent cruels. Car à l’instar de Bernard ou d’Hugo (voir les quatre premiers albums réalisés de 1986 à 1996, ainsi que la série parallèle « La Guerre des Sambre, Première génération (1830 – 1847) : Hugo et Iris », trois albums signés de 2007 à 2009 par Jean Bastide et Vincent Mezil), Bernard-Marie n’ignore en rien son destin. Ce dernier sera résumé à l’heure du départ vers Paris par sa tante éplorée : « Lui aussi croyait n’être que le spectateur d’un opéra classique. Mais la véritable tragédie avait commencé depuis des siècles. Et même si c’était une répétition, pour lui ce fut son dernier acte… » (page 67, case 5). Très lié au choix des lieux et des ambiances, le huis-clos voulu par Yslaire s’installe encore et pour une bonne moitié de ce tome VIII dans la fameuse bastide niçoise ayant guidé l’inspiration d’Yslaire dès les origines cette saga (voir notre article décryptant l’une des planches du tome 1).

En couverture, le visuel de « Celle que mes yeux ne voient pas… » regorge de détails à double sens : le photographe (Bernard-Marie) et son mystérieux modèle (Judith), dont le corset et les charmes – érotiquement dévoilés -, suggèrent de troublantes et sulfureuses relations. Pourtant, l’un et l’autre, à la fois si proches et si éloignés dans l’espace, se tiennent dans des lieux différents, chacun d’un côté du miroir. Voyons aussi que ce jeu de regards apparent est en réalité faussé : si Bernard-Marie semble fixer son objectif, il ne peut le faire que par un œil pour nous invisible, l’autre étant non seulement derrière le cache-œil mais surtout ensanglanté. Quant au modèle, c’est bien vers nous, spectateurs-lecteurs, que Judith porte le regard, au travers du support des plaques de collodions. À l’avant-plan, la chambre photographique connote la scène, de paire avec le titre : comme tout voyeur de la nudité féminine, le spectateur voit sans voir. Ici, le photographe n’est déjà qu’un éphémère papillon attiré malgré lui – et pour son plus grand malheur – vers une flamme destructrice. Allant au-delà son instinct de survie en cherchant à passer de l’autre coté du miroir, Sambre-papillon nocturne, ne retiendra pas la leçon liée au tragique destin de ses ancêtres.

Les fantômes du passé (planche 8 - Glénat 2018)

Comme l’explique Yslaire, tout le récit porte vers les retrouvailles de nos jumeaux : « C’est toute la question de ce tome VIII. Comment deux jumeaux orphelins, ignorant leur existence, vont se retrouver ? Car le lecteur est prévenu, depuis le tome VII [« Fleur de pavé », paru en septembre 2016 ; voir l’article dédié], il sait qu’ils se retrouveront. Et le tome VIII commence par le rêve récurrent de Bernard-Marie, celui de sa mort dans les bras d’une femme qui lui ressemble, avec le même regard vairon, comme dans un miroir, et qui pleure. Elle est réellement « Celle que mes yeux ne voient pas… » […] Le destin est souvent une croyance, dont on hérite par la transmission inconsciente des traumas de nos proches. Le « silence » des familles sur les vraies causes des drames de nos ancêtres construit le fantasme et conditionne notre libre arbitre, notre libre-avenir. »

Planche originale n° 42 pour Sambre T7 : Fleur de pavé (37 x 52 cm - 2016)

Nous le savons donc : les deux jumeaux que tout sépare pourront enfin se retrouver dans le tome IX, à paraître d’ici à 2020, intitulé « Nos yeux, nos cheveux, nos fiertés… ». Trente planches de cette tragédie finale ont déjà été dessinées par Yslaire, qui devait initialement encore raconter ensuite les malheurs de la toute dernière génération des Sambre, « Nelson et Judith » (1862 à 1871) le temps de quatre albums (« Au large des amers » ; « Les Cerises de Mademoiselle Dyeu » ; « Toutes les rages de l’espérance » ; « Le Dernier des Sambre »). Un projet à long terme qui ne verra peut-être jamais le jour… En attendant, rappelons que l’intégralité des planches de l’actuel huitième opus seront exposées dans la Galerie Glénat (22 rue de Picardie à Paris) entre le 5 décembre 2018 et le 16 janvier 2019. De quoi ouvrir grand les yeux !

Crayonné pour Sambre T7 : Fleur de pavé (détail de la planche 51 ; 30 x 40 cm - 2016)

Philippe TOMBLAINE

« Sambre T8 : Celle que mes yeux ne voient pas… » par Yslaire
Éditions Glénat (17,50 €) – ISBN : 978-2-344-01577-3

Galerie

2 réponses à « Sambre T8 : Celle que mes yeux ne voient pas… » par Yslaire

  1. Spreuwers dit :

    Il me semblait que le prochain serait le tout dernier, que YSLAIRE avait abandonné l’idée d’encore faire un cycle ?

    • Tomblaine dit :

      J’ai un peu modifié l’article pour rester dans l’hypothèse.

      Yslaire déclare effectivement désormais vouloir boucler la série au prochain tome… mais… dixit l’auteur (site de Telerama) : « Je tiens à finir l’histoire des Sambre rapidement. Je leur dois bien ça, c’est pourquoi j’ai travaillé de front sur les derniers albums ; la fin de l’aventure, l’ultime opus, « Nos yeux, nos cheveux, nos fiertés… « , est pour dans deux ans. Mais, je ne m’interdis pas un épilogue. »

      Sans compter deux autres (hypothétiques ?) séries de 3 tomes sur La Guerre des Sambre.

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