« Les Années Pif » de Jean-Pierre Dirick…

Quatorze ans durant (1979-1993), Jean Pierre Dirick a travaillé pour Pif Gadget. Cette longue collaboration fut pour lui une période extraordinairement stimulante. Il devait en conserver un souvenir ému, dont témoigne son livre tout récemment publié par les éditions Arcimboldo : « Les années Pif Gadget », pour la composition duquel il s’est assuré le concours de Laurent Barraud, inconditionnel, depuis l’enfance, du fameux hebdomadaire pour la jeunesse.

Un beau livre pour un beau voyage dans le temps

Le livre dont nous parlons a le format et l’apparence extérieure d’un album de bandes dessinées : « C’est à un voyage dans le temps, auquel je vous invite à travers ce beau livre », déclare Jean-Pierre Dirick  au début de sa préface. Il s’agit là d’une présentation particulièrement heureuse de l’ouvrage. Les pages de papier glacé sont richement illustrées de belle images : photographies, dessins, reproductions de couvertures et de planches (ou d’extraits de planches) de Pif Gadget. Les couleurs sont vives et chatoyantes, et le rouge et le jaune prédominent. Le choix de ces deux couleurs n’est pas neutre. Particulièrement brillantes sur papier glacé, elles contribuent à une présentation luxueuse du livre, et on sait que la rutilance et la couleur de l’or évoquent irrésistiblement  le faste. Un beau livre, donc, ne serait-ce que par son aspect. Mais il est beau également par ce « voyage dans le temps », auquel nous invite l’auteur. Un voyage dans le monde enchanté de Pif Gadget, ce journal qui a égayé la jeunesse de nombreux lecteurs (et pas seulement français). Mais il s’agit également d’un voyage à travers toute une époque, dans le monde des années 1970 et 1980, et du début de la dernière décennie du siècle dernier.

Un journal d’apparence traditionnelle, mais accueillant aux jeunes talents

À première vue, les affinités entre l’œuvre de Dirick et les productions de Pif Gadget n’apparaissent guère. Auteur de sensibilité écologiste, défenseur de la cause animale, collaborateur de périodiques comme La Chouetteou Pistil, Jean-Pierre semblait n’avoir presque rien en commun avec un hebdomadaire lié au parti communiste et relevant d’une conception plutôt classique de la bande dessinée.

Pourtant, ces affinités existent. On les trouve d’abord dans certains des gadgets proposés aux lecteurs. Mais on la découvre également dans la stimulation créative du périodique, qui a permis à beaucoup d’auteurs considérés alors comme d’avant-garde, de faire leurs débuts et de se signaler à l’attention du public, bien que Pif Gadget  n’eût rien d’un journal non-conformiste ou déjanté. Maints auteurs novateurs y firent leurs débuts, tels Marcel Gotlib, Michel Greg, Jean Tabary, Nikita Mandryka, François Corteggiani ou Hugo Pratt.

De Vaillant à Pif Gadget

Jean-Pierre Dirick retrace l’histoire de ce journal pour la jeunesse. En premier lieu, il retrace rapidement l’histoire de Vaillant, ancêtre de l’hebdomadaire dont nous parlons, depuis le premier numéro (1erjuin 1945) jusqu’au dernier (n°  1238, 24 février 1969). Il en évoque les débuts, les apparitions successives des auteurs et des séries qui ont fait son succès (« Placid et Muzo » et « Pif le Chien » de José Cabrero Arnal, « Les Pionniers de l’Espérance » de Roger Lécureux et Raymond Poïvet, « Arthur le fantôme justicier » de Jean Cézard, « Totoche » de Jean Tabary, « Bob Mallard » d’André Chéret, « Gai-Luron » de Marcel Gotlib, etc….).

Un concept journalistique novateur

Puis il expose à grands traits l’aventure de Pif Gadget, qui prend la suite de Vaillantà partir du 3 mars 1969[1]. Comme l’écrit Jean-Pierre, « Dès son premier numéro, Pif Gadget va bousculer les règles établies et révolutionner la presse pour la jeunesse ». Et il va reconquérir, puis accroître très sensiblement, le public que Vaillant avait perdu au fil des années. Cela grâce à une originale stratégie éditoriale fondée sur la structuration du périodique autour de trois éléments : des histoires complètes (au lieu des histoires à suivre découpées en planches et épisodes hebdomadaires), un Journal des Jeux, incorporé au journal lui-même, et un gadget joint à ce dernier.

Les exigences de l’entreprise. L’originalité du gadget

Ainsi que l’explique Jean-Pierre, cette révolution dans la conception de l’hebdomadaire n’alla pas de soi au départ.  Tout d’abord, la substitution d’histoires complètes aux feuilletons hebdomadaires rencontra la réticence des auteurs, en raison du surcroît de travail d’imagination et de conception que cette innovation engendrait. Mais ils finirent par s’y mettre de bon cœur et même à y exceller.

Ensuite, le gadget. Ce dernier allait entraîner le journal dans une culture de l’étonnement, de la surprise, de la découverte, que ses membres n’avaient pas prévue au départ. Cela explique que Dirick lui consacre la plus grande partie de son livre.

Au début, il s’agissait d’accoler au périodique, un petit atout attractif, d’ordre commercial. Ayant, par là même, sa valeur, il n’était cependant pas conçu comme un élément important dans son choix et la conception même du journal. Il était conçu comme un ajout susceptible d’attiser la curiosité du lecteur et de le déterminer à l’achat ;  mais il devait rester discret et à part.

Or, très vite, les difficultés liées à l’introduction de ce curieux additif apparurent. On ne pouvait pas choisir n’importe quoi. Le « gadget » (tel était le nom par lequel on le désignait) devait ne pas être encombrant. Et puis, il devait être original, capable d’étonner le lecteur, de solliciter son intérêt. Cela excluait le choix d’objets banals (comme les petits « cadeaux » des boîtes de Bonux). Or, il est difficile d’être original ou surprenant chaque semaine. Mais cela se révéla pourtant vite indispensable, car le gadget devint une des clefs du succès du journal. Il attira et fidélisa les jeunes lecteurs sans doute plus que les histoires elles-mêmes, et autant que le Journal des Jeux.

Aussi, il devint bientôt évident qu’il était impossible de se tenir à l’exigence initiale de l’équipe de direction pour le choix du gadget, à savoir son caractère non encombrant et facilement insérable, ce qui impliquait une dimension réduite et l’absence de dureté matérielle. Tel était le cas du premier gadget : les « lunettes sidérales », lunettes de soleil (constituées de deux parties à assembler) découpées dans une matière voisine de l’aluminium.  La présentation de gadgets de ce type ne pouvait être qu’un début. Éveiller l’intérêt du lecteur chaque semaine exigeait des objets moins banals, donc plus difficiles à choisir et à introduire dans le numéro. L’équipe releva pourtant ce défi avec bonheur, et sut présenter, chaque semaine – du moins jusqu’au début des années 1990) – des gadgets réellement originaux. Jean-Pierre nous en présente beaucoup, dans le détail. Un appareil photo, un microscope, un sous-marin miniature, un sapin miniature, un ocarina, un four solaire, un stéthoscope, un chronomètre, un jeu de basket de poche, un walkmanà eau, un héliographe, etc… et d’autres plus loufoques, tels le « pisteau » (pistolet) à tirer dans les coins, la machine à faire des œufs carrés, le poing lance-eau, entre autres.

Mais les plus originaux sont sans doute ces gadgets vivants qu’étaient les artemias salinas, minuscules crustacés de 8 à 15 millimètres évoluant des les eaux salées de lagunes et de certains grands lacs, et baptisés « Pifises » par la rédaction, ou les pois sauteurs mexicains, appelés « Pifitos » pour la circonstance.

Mentionnons également la « main animée de Pif », autocollant en forme de main ouverte portant une effigie de Pif souriant, et qui, peut-être, inspira la main tendue du badge « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme.

Un prodigieux succès

Jean-Pierre Dirick rappelle les « ventes historiques » que connut alors Pif Gadget, qui tirait à 500 000 exemplaires entre 1969 et 1973, et, certaines années, atteignit le million.

L’hebdomadaire devait changer sa formule, en ce qui concerne la première page : le nom du journal, d’abord en très gros caractères, allait, à partir du n°682 de 1982, figurer plus discrètement dans un triangle jaune, sur la partie supérieure gauche de la page.

Le Journal des Jeux et les enquêtes de Tim

Autre ingrédient du succès de Pif Gadget : le « Journal des Jeux ». Celui-ci s’étalait sur sept pages, et comportait une multitude de jeux, dont les plus prenants étaient sans doute les énigmes policières figurant en dernière page. Par ailleurs, ce cahier de jeux jouait un rôle important dans l’économie du journal. Il permettait d’en réduire les coûts postaux, notamment, et ce en raison du fait (une raison parmi d’autres, en vérité) qu’il donnait au journal une certaine orientation éducative et culturelle. C’est au « Journal des Jeux » que Jean-Pierre fut affecté lorsqu’il entra à Pif Gadget à la fin de l’année 1979. Il devait confectionner un cahier de jeux de sept pages chaque semaine.

Sa situation allait assez vite évoluer. En effet, en 1981, il succéda à Moallic et Crespi, qui prenaient leur retraite. Ces deux auteurs avaient créé , en 1970, « Les Enquêtes de Ludo », énigme policière illustrée, sur une planche et dont le héros, Ludo, détective, menait une enquête sur un larcin, et interrogeait divers suspects, parmi lesquels se trouvait le coupable. Un certain nombre d’indices devait permettre au lecteur attentif de le deviner.  Dirick créa sa propre série, « Les énigmes de Tim », dont le héros était un détective jeune, plus en phase avec l’époque que le Ludo de ses prédécesseurs.

L’évocation nostalgique d’un monde disparu

Dirick s’attache également à nous faire revivre le monde de ces années durant lesquels il œuvrait à Pif Gadget( tout en préparant ses Psychanalyses et son Inspecteur Klebs). Il a sélectionné, pour chacune de ses années passées à Pif Gadget, les événements qui l’ont le plus marqué, les présentant brièvement, les illustrant (par des photographies en noir et blanc ou en couleur, et des reproductions réduites de pages de journaux), et les reliant à un numéro de l’hebdomadaire accompagné d’un gadget particulièrement original.

Rétrospectivement, ce monde nous apparaît comme un monde heureux (relativement ; ce n’était pas le paradis), où, en Europe (pas ailleurs, loin de là), les relations entre les classes étaient apaisées grâce à une politique sociale keynésienne rendue possible par un capitalisme non mondialisé, à concurrence restreinte, à spéculation financière limitée, où l’écologie naissante était porteuse de rêve et d’espoir, et exempte des prédictions alarmantes (et, hélas, par trop justifiées)  d’aujourd’hui sur la dégradation du climat et de l’environnement, la disparition de nombreuses espèces animales, et la menace d’une transformation de notre planète en enfer ou en cloaque.

Le noir et le blanc

Cependant, Jean-Pierre n’oublie les pages noires de cette période. Sont ainsi rappelés, illustrations à l’appui, les décès du général de Gaulle, de Jimi Hendrix, Jim Morrison, Fernand Reynaud, Picasso, Mike Brant, Goscinny, Claude François, Georges Brassens, John Lennon, Patrick Dewaere, Grace de Monaco, Hergé, Yves Montand et autres, le coup d’État du général Pinochet au Chili, le scandale du Watergate, le naufrage de l’Amoco Cadiz,l’assassinat d’Indira Gandhi, l’affaire Grégory, la catastrophe de Tchernobyl, le trouble suicide de Pierre Bérégovoy.

Mais, tout de même, c’est le rose qui domine, et le lecteur retire de ces évocations successives respectueuses de l’ordre chronologique, une vision optimiste de ces années. Cette impression procède du choix, par l’auteur, d’évocations d’événements que nous qualifierons de « sympathiques », dans la mesure où ils témoignent des formes modernes de la culture de masse dans notre civilisation (le festival de Woodstock, le duo Gainsbourg-Birkin, le premier concert de Téléphone, Bob Marley, Dalida, Coluche et autres, les exploits sportifs des « Verts » et des « Bleus »,  de Noah, Lewis, Prost, Zidane, le succès de certaines séries télévisées et de la bande dessinée), de l’irruption de la modernité et  du progrès technologique  (le premier vol du Concorde, fondation de Microsoft, de la Renault 5, de la Peugeot 205, création du centre Beaubourg,  la lancement du TGV, celui du Minitel, celui du premier MacIntosh d’Apple, celui du portable), de la conquête de l’espace (la première expédition lunaire avec Neil Armstrong, le lancement de la fusée Ariane, celui du télescope Hubble), des progrès de la connaissance de nos origines (la découverte de « Lucy », le plus ancien préhominien connu), de l’évolution des mœurs et de la société (fondation du MLF, majorité à 18 ans, loi Veil), de l’évolution politique en France (élections de Giscard d’Estaing, puis de Mitterrand)et dans le monde (démission forcée de Nixon, mort de Mao Zedong, disparition du bloc communiste européen, abolition de l’apartheid en Afrique du Sud), de l’importance des chefs des grands religions (le pape Jean-Paul II, le Dalaï Lama).

Le lecteur retire de toutes ces évocations la vision d’un monde jeune, moderne, extrêmement vivant et créatif. Ces évocations donnent une coloration féerique à l’aventure humaine.

Mais cet optimisme n’est pas béat ; il a ses limites. C’est avec beaucoup de tristesse que Jean-Pierre évoque le déclin, puis la fin de Pif Gadget, ce journal qu’il a tant aimé. Et il se montre plutôt pessimiste sur l’évolution de la bande dessinée, dont il nous rappelle que, « devenue « le 9e art », elle s’est enfermée dans ses albums » et les rééditions, cependant que sa créativité s’est épuisée.

Mais, avant d’arriver à cette conclusion, il nous aura retracé son parcours à Pif, les grands moments ou les moments de bonheur qu’il    a connus, ses discussions avec Roger Dal, le directeur du Journal des Jeux, son activité de créateur de jeux, ses enquêtes de Tim, sa participation au stand de Pifde la fête de L’Humanité, l’ambiance conviviale du journal et les amitiés qu’il y a nouées, l’engouement des Roumains pour Pif. Il nous aura aussi rapporté les témoignages de divers anciens lecteurs nostalgiques de cet inoubliable périodique. Le choix d’une écriture manuscrite et scripte, pour ce faire, est particulièrement heureux, de par son aptitude à évoquer un passé révolu dont nous conservons le souvenir ému.

Au total, un beau livre qui nous fait redécouvrir un des meilleurs journaux de bande dessinée contemporains.

Yves MOREL 

[1] En fait, le premier numéro de Pif Gadget date du 24 février 1969, bien que le dépôt officiel mentionne la date de mars 1969. D’autre part, les quatre premiers Pif Gadget portent des numéros qui les situent dans la continuité des numéros de Vaillant. Ce n’est qu’à partir du n°5 qu’ils portent des numéros propres à Pif Gadget, nouvellement créé.

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