Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Rencontre avec le scénariste Alain Ayroles
Alors que La belle et les Bêtes, le sixième (et ultime ?) épisode de Garulfo, qui clôt un second cycle de quatre albums, vient de sortir, nous avons rencontré Alain Ayroles. Discussion autour des contes de fées, de leur cruauté, des messages de Garulfo ainsi que de De Cape et de crocs, l’autre série d’Ayroles, dont une adaptation théâtrale verra le jour en octobre prochain (réservez vos places !)
Comment qualifierez-vous Garulfo ? Est-ce un conte de fées ou une parodie de conte de fées ?
C’est un conte de fées revisité et certainement pas une parodie. Garulfo respecte les codes d’un genre qu’il ne ridiculise jamais. Toutes les libertés que nous prenons sont respectueuses.
On a l’impression que les références au genre (l’Ogre, le petit Poucet …) sont de plus en plus présentes au sein de vos albums ?
Garulfo est une histoire qui se déroule dans l’univers des contes de fées. Il est donc tout à fait logique de croiser d’autres personnages qui vivent dans cet univers, cette zone géographique et temporelle où vivent aussi bien Le chat botté, Cendrillon ou Le petit Poucet.
Ces références n’étaient pas présentes dans le premier cycle de Garulfo ?
Parmi les personnages qui évoluent dans l’univers de Garulfo, si certains sont connus, d’autres sont des archétypes du conte de fées. Dans le premier cycle, on retrouvait ces archétypes : sorcières, dragons, chevaliers, princesses, etc., qui correspondaient plus à des personnages communs à tous les contes de fées qu’à des personnages ayant fait l’objet d’un récit particulier.La présence de certains héros des histoires de Perrault ou Grimm permet de rappeler que nous nous situons bien dans l’univers des contes de fées, où ne se déroule pas uniquement l’histoire de Garulfo mais aussi, en parallèle, celle du petit Poucet, de la Belle au Bois dormant, du chat botté … Cet univers en est ainsi élargi, par cette simple évocation qu’il se passe d’autres choses, dans le même cadre mais plus loin. Cela contribue à le crédibiliser, comme quand, dans un récit historique, on introduit des personnes ayant réellement existé.
Ces contes de fées classiques vous ont-ils servi pour votre inspiration ?
Au départ, l’inspiration vient du souvenir que j’avais des contes de fées de mon enfance et de ce que j’en connaissais à travers ma culture générale, comme tout un chacun. Quand j’ai préparé le scénario de Garulfo, je me suis replongé dans les textes de Grimm et de Perrault pour mesurer ce que la mémoire collective conserve par rapport aux textes originaux, fondateurs du genre.
Plus on avance dans le récit, plus il semble violent, particulièrement dans ce sixième tome …
Nous avons essayé de mettre en place une montée en puissance de l’intensité dramatique en se rapprochant de la fin de l’histoire. Il est exact que le récit comporte dès lors des aspects plus sombres et dramatiques, mais aussi plus romantiques, tout en conservant le contrepoint humoristique amené par le tandem comique Garulfo & Romuald.
La violence était déjà présente dans les épisodes précédents avec l’insoutenable mort du canard ! …
C’est un épisode qui a peiné de nombreux lecteurs. Plus sérieusement, nous avions prémédité, d’une manière machiavélique, la mort du canard Fulbert. Faire disparaître de cette manière un personnage secondaire et attachant, un animal qui plus est, est ressenti par les lecteurs comme un acte particulièrement cruel. Car ils comprennent que si le canard peut mourir, alors tous les autres protagonistes de l’histoire peuvent mourir, princesse et la grenouille incluses. On se retrouve alors dans un récit où tout peut arriver. Cette mort du canard prépare le lecteur à l’idée que d’autres mort peuvent et vont survenir ensuite. Personne n’est sur à 100% que l’histoire va se terminer par un « Happy-End ».
Cette cruauté est commune à tous les contes de fée …
Oui, il suffit de se souvenir de l’ogre du Petit Poucet qui dévore ses sept filles ou du loup qui mange la grand-mère du Chaperon rouge. C’est une des facettes de ce genre littéraire.
Ne rencontrez vous pas des difficultés pour « mettre en images » cette cruauté ?
Je travaille beaucoup la mise en scène. Par exemple, quand l’ogre s’apprête à tuer la princesse, j’ai utilisé une mise en scène pour la préparation de ce crime abominable qui présentait l’ogre comme un psychopathe des temps modernes, à la « Hannibal Lecter ». Je me suis alors demandé si je ne faisais pas une utilisation abusive d’un cliché cinématographique ou d’un genre littéraire récent. J’ai alors réalisé que c’était une démarche logique puisque, si on considère Gilles de Rais, l’inspirateur de Barbe bleue, qui symbolise parfaitement le mythe de l’ogre, on peut tout à fait le qualifier de serial-killer du moyen âge. Je dirais que le succès actuel des films ou livres mettant en scène ces tueurs en série est la transposition du mythe de l’ogre du moyen âge. Beaucoup de personnages qui semblent nouveaux à notre époque ne sont souvent que la transposition de mythes anciens.
Il faut également parler de l’humour, omniprésent dans Garulfo. Celui-ci me semble plus décalé aujourd’hui, plus non-sensique qu’auparavant, avec des situations humoristiques inédites qui n’étaient pas présentes dans les autres épisodes, comme le cheval qui fait tomber  par ruse un autre cheval au moment du tournoi ?
Nous connaissons beaucoup mieux les personnages et leur psychologie, ce qui permet de créer ces situations humoristiques inédites, que nous ne pouvions pas nous permettre au début. Les premières situations humoristiques étaient très orientées vers le visuel, des gags de situation plus burlesques. Au fur et à mesure de l’avancée du récit et de la connaissance qu’ont les lecteurs – mais aussi les auteurs – des personnages, nous pouvons nous permettre quelques échappées vers des choses plus psychologiques et du non-sens.
Quels messages peut-on tirer de Garulfo ?
C’est aux lecteurs de les trouver, les clés sont dans les albums. Certains sont très évidents. Garulfo avec sa naïveté et son côté moraliste, ne se prive pas de lancer toutes sortes de messages à la cantonnade. L’affrontement final entre l’ogre et le prince Romuald, qui finit tragiquement, résume également un des messages principaux de la série, à savoir que la violence ne mène à rien et que la solution est peut-être plutôt dans le dialogue et l’amour. C’est un raisonnement sans doute un peu utopique mais après tout, Garulfo est l’histoire d’une grenouille naïve dans un monde impitoyable.
Peut-on alors évoquer Rousseau en parlant de Garulfo ?
Si on va dans cette direction, on dira que Garulfo est plutôt « voltairien » car c’est une sorte de Candide. Il y a, c’est vrai, un petit côté « conte philosophique » dans cette série. Les philosophes de l’époque des lumières utilisaient souvent des personnages exotiques dans leurs œuvres, comme dans Les lettres persanes de Montesquieu ou avec le Candide de Voltaire qui explore le monde avec des yeux innocents. On pourrait penser que nous enfonçons des portes ouvertes en allant marcher sur les plates bandes de ces philosophes, que leur discours est admis et acquis depuis longtemps, mais il n’en est rien. Le discours positiviste de Leibniz, qui choquait tant Voltaire quand il écrivait Candide, est encore présent aujourd’hui, notamment chez les défenseurs acharnés de l’ultra libéralisme, qui pensent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Certaines portes qu’on croyait ouvertes méritent encore d’être enfoncées.
Comment fonctionnez vous avec Bruno Maïorana, le dessinateur de Garulfo ?
Notre collaboration, dont les maîtres mots sont connivence et complicité, est très étroite. Elle est aussi basée sur une solide amitié qui aide beaucoup à travailler dans une direction et pour un objectif communs, à savoir la qualité de l’album que nous réalisons..
Le graphisme de Bruno Maïorana est particulièrement adapté à cet univers de conte de fée. L’a-t-il travaillé particulièrement ?
La pente naturelle de Bruno est d’aller vers quelque chose d’élégant , de grandiose, avec un dessin réaliste et flamboyant. Au départ, il a donc eu beaucoup de difficultés à dessiner tous les personnages animaliers secondaires et un peu stupides. Mais il s’est vite adapté et a rapidement développé une aisance remarquable pour mettre en scène tous ces personnages « cartoon ». Finalement on obtient un mélange entre un côté sérieux et précieux et un côté dynamique et déconnant. C’est à mon avis un des atouts de Garulfo, tant au niveau du récit que du dessin, ce décalage entre l’humour et le drame, la féérie et le grotesque.
Ce nouveau tome clôt un cycle de quatre albums, après un premier cycle en deux tomes. Est-ce la fin de Garulfo ou peut-on imaginer un nouveau cycle, de huit volumes peut-être ?
Nous travaillons actuellement sur un cycle de 100Â ! (Rires)
Ca s’appellera Garulfo – Donjon, non ?
Oui, voilà (rires) ! Plus sérieusement, la seule condition à la poursuite de Garulfo est que l’inspiration soit au rendez-vous et surtout d’avoir envie de le faire. Pour le moment, une page se referme. Je sais que Bruno a plus que jamais envie de dessiner Garulfo, avec ses princesses, ses ogres et ses grenouilles. Pour ma part, j’ai l’impression d’être arrivé au bout de ce que j’avais à dire dans cet univers.
La série était-elle vraiment prévue en deux albums à l’origine ?
En fait, la première histoire de Garulfo était prévue en un seul album mais ça ne rentrait pas dans le cadre! D’ailleurs ça ne rentrait pas dans deux non plus ! Nous avons beaucoup de regrets, car nous sommes passés trop vite sur certains aspects du récit. En fait, la première histoire aurait mérité trois albums. Dès le départ, j’avais prévu de faire une suite à cette histoire, avec l’ogre et le lutin, où on retrouvait la princesse mais pas la grenouille, ce qui était gênant pour une série qui s’appelle Garulfo et dont il s’agit du personnage principal. C’est Jean_Luc Masbou, le dessinateur de De Cape et de crocs, qui m’a soufflé l’idée de la métamorphose inversée. L’idée était tellement bonne qu’après qu’il me l’ait soufflée, je suis parti en courant écrire la suite. Tout est venu rapidement sous ma plume car l’idée de départ était forte.
Vous faites une transition idéale avec De cape et de crocs. Comment peut-on comparer cette autre série avec Garulfo ?
Leur seul point commun est de mettre en scène des animaux doués de parole et ce, sur un registre plutôt humoristique. De cape et de crocs joue uniquement sur l’humour. Il n’y a pas de drame dans cette série, les gens ne meurent pas vraiment, ils font semblant d’avoir une épée dans le corps mais elle passe sous leur bras et ils se relèvent dès qu’on ne les voit plus. On se situe dans le genre bondissant, à la Eroll Flynn, où le suspense est au service du divertissement pur. Il y a toujours un peu de fond et quelques messages derrière mais c’est beaucoup moins « sérieux » que Garulfo, si on peut traiter de sérieux une histoire où les grenouilles parlent et les canards finissent … rotis !
Il paraît qu’une pièce de théâtre « De cape et de crocs » va voir le jour ?
J’avais écrit cette pièce de théâtre, qui raconte la rencontre entre le loup et le renard en un acte et en vers, à l’occasion de la sortie du quatrième volume Le mystère de l’île étrange et dans lequel elle était proposée en bonus (dans la première édition seulement). Elle doit être créée et jouée par une troupe versaillaise, au cours du festival de Versailles qui aura lieu en octobre prochain.
 Merci …