« Le Bruit de la machine à écrire » par Benoit Blary et Hervé Loiselet

Accusées d’espionnage, Christa Winsloe et sa compagne Simone Gentet furent abattues dans un bois par un groupe de volontaires en juin 1944, non loin de Cluny. Le procès organisé en 1948 préférera exalter la Résistance, et libérer les auteurs d’un meurtre… Les archives étant désormais ouvertes, les auteurs se sont replongés dans le dossier ; ils nous livrent, en 120 pages, le récit glaçant de l’une des affaires les plus sordides de la Libération.

Réglements de compte à Cluny (planches 1 et 2 - Steinkis 2018)

Complété d’un indispensable dossier documentaire d’une trentaine de pages, ce one shot s’inscrit véritablement dans la veine de la nouvelle bande dessinée historique, laquelle n’hésite plus à retracer (telle une bd reportage) quelque affaire ignorée ou situation géopolitique trouble. Dans le cas présent, c’est d’abord la couverture qui interpelle le lecteur : deux femmes se tenant la main font face à un homme armé d’un fusil Springfield, emblématique de la Seconde Guerre mondiale. Tous les protagonistes se tiennent debout sur les touches d’une machine à écrire de couleur sang. Ce dessin sur fond blanc renverra naturellement au titre (connotant la force de l’écrit et du témoignage face à la brutalité meurtrière) tandis que le long sous-titre vient préciser le sujet, le cadre temporel et les incertitudes liées au drame évoqué.

Recherches de couverture

Née en 1888 en Allemagne et devenue Hongroise, Christa Winsloe sera tour à tour sculptrice, romancière, scénariste et dramaturge. On lui doit la pièce « Jeunes filles en uniforme », adaptée au cinéma en 1931 et 1958 (Romy Schneider incarnant alors l’un des rôles titres). En 1933, Christa Winslow entame une histoire d’amour avec la journaliste américaine Dorothy Thompson, première femme à interviewer Hitler et qui tenta – inutilement – de mettre en garde contre le danger que représentait son accession au pouvoir. N’ayant pas trouvé de travail aux États-Unis, Winsloe retourne en Europe mais préfère s’installer en France pour fuir le nazisme. Dans la maison qu’elle partage avec sa nouvelle compagne, l’écrivaine suisse Simone Gentet, plus jeune qu’elle de dix ans, elle cache des clandestins. Les deux femmes, ouvertement lesbiennes, correspondent avec la Kommandantur pour obtenir des papiers, traduisent de nuit des textes allemands sur leur machine à écrire… et attirent un peu trop l’attention et les ressentiments. Seront-elles les victimes du désir de vengeance d’une population exacerbée par cinq ans d’occupation ? En juin 1944, quatre Français désavoués par la Résistance abattent les deux femmes : l’affaire ne sera jamais entièrement éclaircie. Le chef du commando, un certain Lambert, prétendra avoir agi sur ordre de la Résistance afin de punir les accusations d’espionnage ; ce alors que les sentiments antinazis de Winsloe étaient pourtant bien connus…

Christa Winsloe

Couverture de la première traduction française de "Jeunes filles en uniforme" (Fasquelle, 1932)

Bien qu’accusé de meurtre avec préméditation, Lambert ne sera pas poursuivi à l’issue du procès de 1948, lequel confluera en quelque sorte à l’erreur tragique… sous les applaudissements du public. Amalgamé à de véritables faits de résistance (le 11 août 1944, les réseaux locaux affrontent 2 000 allemands qui doivent réduire les maquis de Saône-et-Loire devenus des centres d’aide au débarquement allié), ce double meurtre aura attiré l’attention de journalistes, d’historiens et de documentaristes (dont Michel Chion et Anne-Marie Marsaguet), tous désireux de faire la lumière sur le personnage central de Christa Winsloe. Hervé Loiselet et Benoît Blary (« 20 ans de guerre » ; « Octobre 17 » ; « Legio Nostra ») proposent une admirable reconstitution historique, ponctuées de divers flashbacks, de reconstitutions de scènes-clés, d’extraits de discours officiels et des minutes des tribunaux, de vieilles photos et d’articles de journaux. De fait, c’est toute une époque troublée qui prend corps au fil des planches : la guerre et ses tensions, l’usure des hommes et la peur des représailles, le courage des combattants de l’ombre et les actes moins glorieux. Comme le précise l’historienne allemande Christa Reinige, Winslow aura sans doute payé le prix fort pour avoir été entre toutes les chaises et entre tous les fronts : « Fille d’officier dans le monde bourgeois, sculptrice et pas modèle, écrivassière de romans pour bonnes femmes, elle ne voulait pas vivre sous Hitler, mais, comme elle, ni juive ni engagée politique, elle ne relevait d’aucun comité, et dans la guerre elle était de ceux qui courent ça et la sans défense ». Sous les aquarelles solaires et le trait minutieux de Blary, cette liberté de ton affirmée reprend toute ses couleurs et toute sa force vitale.

Tests couleurs pour la couverture

Philippe TOMBLAINE

« Le Bruit de la machine à écrire » par Benoit Blary et Hervé Loiselet
Éditions Steinkis (18,00 €) – ISBN : 978-2-368461266

Galerie

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