Entretien avec Luc Brunschwig

Le scénariste de la série «Le pouvoir des innocents», dessinée par Laurent Hirn, revient en notre compagnie sur ce travail d’une décennie, parle du (ou plutôt des) pouvoir, laisse entrevoir la possibilité d’un éventuel second cycle et évoque le court récit exclusif de 6 pages publié dans «Pavillon rouge» de février 2001 (à paraître dès le 23 janvier).

« Mise en garde à l’usage des puristes » : certains termes de l’entretien à suivre évoquent (vaguement, il faut le préciser) le dénouement de l’album « Sergent Logan » et sont donc déconseillés aux personnes soucieuses de conserver la saveur de la découverte en solo.

 

Laurent Turpin : « Sergent Logan », 5ème et dernier tome du « Pouvoir des Innocents » (éditions Delcourt), clôt une série qui aura duré 10 ans …

 

Luc Brunschwig : Avec Laurent Hirn, nous considérons en fait une période de 11 ans puisque nous avons signé le contrat du premier tome en novembre 1990 pour finir ce cinquième volet en novembre 2001.

 

 

LT : Fallait-il une si longue période pour réaliser ces 5 albums ?

 

LB : C’est un énorme travail. Il s’agit de gérer la destinée d’une multitude de personnages en la rendant cohérente et en résonance avec la destinée de toute une ville. C’est sinon prétentieux, du moins très ambitieux, que de vouloir réaliser une série qui, tout en restant extrêmement ludique et populaire dans le récit et le ton qui lui est donné, pose de véritables interrogations aux niveaux politiques, philosophiques et éthiques. Il faut être au plus juste à chaque instant. C’est un travail d’orfèvre qui exige beaucoup de rigueur et qu’on ne peut faire dans le mouvement. Il est nécessaire de prendre du recul, d’affiner sa perception, de poser chaque chose au bon endroit et de le réaliser avec minutie. Pour toute la série, nous avons traité chaque scène presque comme un album complet, avec sa valeur et son émotion propres. L’ensemble donne des albums très liés et cohérents dont chaque scène bénéficie de sa propre dramaturgie avec une vraie mise en avant du personnage sous les projecteurs à ce moment là.

 

 

LT :Depuis ces 10 ans, nous constatons que la violence urbaine et l’insécurité sont de plus en plus au cœur de nos préoccupations quotidiennes. Peut-on attribuer à votre série « Le pouvoir des Innocents » une dimension visionnaire ?

 

LB : Peut être moins qu’une interrogation globale sur l’ensemble de la société puisque les questions que posent Le pouvoir des innocents ne se limitent pas à la violence urbaine. Dans la série, cette violence est un symptôme exploité par une partie des politiciens et par Steven Providence pour arriver à ses fins mais ce n’est qu’un moyen. Le fond du débat est de déterminer si la place de l’homme dans la société actuelle est bonne ou pas. La réponse de Steven Providence est que la situation de l’homme n’est pas confortable et qu’il faut modifier la société pour que les choses aillent mieux.

 

 

LT :Mais Providence ne cherche-t-il pas à régler son conflit personnel avec la mafia, à travers son engagement pour le bien-être de la collectivité ?

 

LB : Non. Mais ce conflit lui permet de mieux cerner la réalité de la vie souterraine de la vie politique new-yorkaise. Providence se rend compte que la ville entière semble se retourner contre lui à partir du moment où il rencontre des problèmes avec la mafia. Il faut alors qu’il se démène seul et c’est uniquement grâce à un retournement de situation complètement inattendu – sa participation et sa performance aux jeux olympiques – qu’il attire les regards sur lui et emporte l’adhésion directe du public. Cet aspect du récit sert à montrer à quel point quelqu’un qui est dans la situation de Providence peut brusquement prendre conscience d’une certaine réalité.

 

 

LT : Pourquoi avoir situé l’action du « Pouvoir des innocents » en 1997 ?

 

LB : C’est un repère temporel qui n’a pas de réelle signification. Mais il est vrai qu’au départ, nous étions plus proche de la « politique-fiction » alors que maintenant nous sommes vraiment au cœur du sujet. En fait, chaque tome a trouvé son pendant dans la réalité au moment de sa sortie en librairie alors qu’il s’agissait à chaque fois d’un récit préparé un an ou deux avant. Chronologiquement, les grands mouvements de protestation noire de Los Angeles sont arrivés au moment où sortait le tome 1 ; le tome 2 coïncidait avec les premières mises en examen des hommes politiques ; l’avenir des banlieues se pose dans le tome 3 et devient chaudement d’actualité au moment de sa publication ; la prise de conscience des chômeurs d’être laissés pour compte par la société et de leur nécessité de se prendre eux-même en charge est pleinement en résonance avec le tome 4 qui évoque l’utopie de Jessica Ruppert sur l’avenir des hommes et de la société. Pour le tome 5, les élections américaines et les événements du 11 septembre 2001 parlent d’eux-mêmes. C’est même le cas pour le dossier de presse de ce nouvel album, dont Guy Delcourt avait trouvé le titre – « New York en état de choc ! » – une quinzaine de jours avant les événements du 11 septembre 2001. Pour ne pas donner l’impression de bénéficier d’une actualité brûlante, l’envoi de ce dossier a été légitimement retardé.

 

 

LT : Pourquoi avoir situé l’action à New York ?

 

LB : Quand on a démarré, placer l’action en France n’aurait pas été très réaliste. Nous aurions donné l’impression de forcer les événements pour faire évoluer le récit alors que les villes américaines sont suffisamment importantes pour être auto gérées, comme de petits royaumes au sein d’un grand empire où une prise de pouvoir d’un nouveau maire pouvait permettre de relancer une utopie. En France, le pouvoir reste très centralisé et un maire ne peut changer la vie de ses concitoyens. C’est la raison principale pour situer l’action à New York. Il est aussi très difficile de parler aux gens d’une réalité dans leur propre environnement. En situant l’action loin de chez eux, nous leur avons permis de mettre leur nez dans des choses qu’ils n’avaient pas forcément envie de voir, comme le coté cauchemardesque du capitalisme, dont nous avons encore récemment subi les conséquences avec les fermetures d’entreprises telle que Marks & Spencer où on a pu remarquer que l’emploi des gens ne tenait pas forcément au résultat des magasins mais plutôt aux desiderata des actionnaires.

 

 

LT : Mais votre critique de la société ne se limite pas à New York ?

 

LB : Elle se situe plus globalement. Prenons un exemple. Je vais parler de ma maman ! Elle fait partie de ce qu’on appelle le prolétariat et n’a jamais eu beaucoup d’argent. La logique voudrait qu’elle vote plutôt à gauche. Pourtant, avec son expérience, elle vote à droite, étant persuadée que si le patronat va bien, les ouvriers vont bien. Elle n’a pas vu ce glissement de la société qui fait qu’il existe un déphasage complet entre le prolétariat et le patronat, qui peut délocaliser ses usines, créer des emplois à l’étranger ou revendre ses usines pour satisfaire son actionnariat. Le paternalisme qu’elle a connu quand elle était plus jeune, qui faisait qu’un patron couvait ses employés, ne correspond plus à la réalité d’aujourd’hui. Le« Pouvoir des Innocents » montre à quel point les gens sont soumis à un pouvoir qui ne dépend pas de leur volonté. Leur pouvoir démocratique qui leur permet de voter pour des personnes dont ils ont l’impression qu’elles vont agir pour leur bien-être est une illusion. Dans la série, Joshua  Logan et Providence – avant qu’il ne reprenne sa destinée en main  - sont complètement victimes de ça. A un moment donné, la société les utilise, les broie et les avale. Ils sont pris dans une spirale infernale où ils ne gèrent plus rien du tout.

 

 

LT :Pour renverser le pouvoir maffieux dirigeant la ville de New York, les partisans de Jessica Ruppert, menés par Steven Providence, utilisent pourtant eux-même des méthodes maffieuses…

 

LB : Face à une personne qui possède et utilise des armes mortelles, celui qui n’a que des mots de paix ne pèse pas lourd ! Providence n’est pas dupe. Il utilise des méthodes qui sont celles de ses adversaires mais reste convaincu que l’avenir du monde ne peut pas se bâtir à long terme sur ces valeurs qu’il rejette. Sachant que Jessica Ruppert n’accepterait pas que ces méthodes l’aient conduite au pouvoir, il en fait disparaître les preuves dans une tragédie finale.

 

 

LT : Ne craignez-vous pas de déstabiliser vos lecteurs avec une fin aussi violente ?

 

LB : Il fallait aller jusqu’au bout  de la logique. Si ça déstabilise les lecteurs, tant mieux (rires). L’idée n’est pas qu’il referme ce dernier album dans un « merci les gars, tout rentre dans l’ordre ». On espère les interpeller, les faire s’interroger sur la société. Nous avons créé notre petite utopie fictive et il fallait l’amener à terme.

 

 

LT : La série est-elle définitivement terminée ?

 

LB : On réfléchit ! (rires). Si nous avons mis autant de temps entre les tomes 4 et 5, c’est aussi parce qu’il était extrêmement douloureux de quitter les personnages et de se demander si ce dernier volet n’en serait qu’un de plus, qui viendrait en conclusion des quatre premiers tomes – qui nous semblaient avoir une certaine cohérence -  ou s’il apporterait une dimension supplémentaire dans le récit. La façon dont nous avons traité la conclusion était aussi une façon d’apporter un élément supplémentaire et un questionnement supplémentaire qui renvoie directement au lecteur et l’interroge. A lui d’apporter une réponse, voire une révolte par rapport à cette lecture. C’est vrai qu’ayant fini par installer l’utopie que nous avons mis plus de dix ans à mettre en place dans notre fiction, nous nous sommes interrogés sur son avenir et que nous avons très envie d’aller explorer le New York de Jessica Ruppert dix ans après son élection. Aura-t-elle réussi à installer tout ce qu’elle souhaite mettre en œuvre, lui a t on mis des bâtons dans les roues, comment se porte le reste de l’Amérique par rapport à cette expérience new yorkaise un peu décalée ? Différentes questions qui nous permettent d’envisager un second cycle, mais dont la réalisation ne sera, de toute façon, pas immédiate. C’est seulement quand nous aurons répondu à quelques questions que nous nous posons nous-mêmes que nous commencerons à mettre le scénario en place.

 

 

LT :La fin de ce « premier cycle » est complété par un court récit qui sera publié dans Pavillon Rouge. Quelle en sera la trame ?

 

LB : Il s’agit d’un récit de 6 pages, situé dans les années 1960, qui raconte les raisons pour lesquelles Joshua Logan est parti au Vietnam, à travers son histoire personnelle. On comprendra que son destin, qui semblait compromis à son retour du Vietnam, l’était déjà bien avant son départ pour cette guerre.

 

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