« Le Cœur des Amazones » par Christian Rossi et Géraldine Bindi

Au printemps, afin de célébrer la fête orgiaque des fleurs, la tribu des Amazones est dans l’obligation de capturer des hommes. Mais, sans roi avec lequel s’accoupler, la reine Penthésilée doit ronger son frein… Or, à quelques pas de là, la guerre de Troie fait rage entre de fiers et virils guerriers : la renommée légendaire d’Achille pourrait constituer une solution viable. En plus de 150 pages traitées au lavis, ce somptueux one-shot n’épargne pas son sujet principal : dans l’impitoyable guerre des sexes qui se livre depuis des générations, l’amour peut-il trouver sa place entre mythes et réalités du monde antique ?

Une question de convoitises (planche 1 - Casterman 2018)

Pour son premier scénario, Géraldine Bindi n’a pas fait dans la demi-mesure : utilisant une partie de son mémoire de maîtrise de littérature comparée concernant la dramatisation de « L’Iliade », cette enseignante allait longuement mûrir son projet tout en se tournant vers « Penthésilée » (1808). Cette pièce dramatique d’Heinrich von Kleist raconte le tourment de la reine des Amazones, tombée amoureuse d’Achille qu’elle a rencontré sur le champ de bataille. Un sentiment qui défie les dieux car il n’est pas permis à une Amazone de choisir son partenaire. La mystérieuse loi d’airain qui régit son peuple prévoit qu’elle doit d’abord vaincre son « fiancé » dans le combat… Confronté à un dilemme insurmontable, elle fera finalement déchirer Achille par ses chiens avant de se donner la mort. Mue par la haine, cette société peine de fait à sortir du carcan matriarcal : les Amazones s’interdisent d’avoir des sentiments et leurs nouveau-nés masculins sont éliminés sans pitié.

Achille tuant Penthésilée, reine des Amazones (Exékias, 6e siècle av. J.-C. - British Museum)

Sarcophage présentant un combat entre des Grecs et des Amazones (Vienne - Kunsthistorisches Museum)

Comme l’explique Géraldine Bindi, « touchée par l’adaptation de Julien Gracq de la pièce d’Heinrich von Kleist, je me suis dit qu’un jour, je raconterai cette histoire d’amour impossible entre la reine des Amazones, Penthésilée, et Achille. Le mythe de femmes puissantes, totalement indépendantes, mais aussi souffrant de l’interdiction d’aimer me fascinait. Je voulais raconter cela, mais en proposant une solution qui est d’abord intérieure : faire la paix dans son cœur avec les hommes et renoncer à la cruelle tradition (qui veut qu’elles tuent les hommes après s’être accouplées avec eux), quitte à trahir les ancêtres. Je voulais parler du groupe plus que de la reine, d’un groupe de femmes en colère, avec raison, mais qui doit accepter de s’en séparer. J’ai proposé ce scénario à Christian qui m’a appelé juste après l’avoir reçu. On en a beaucoup parlé, Christian m’a fait de judicieuses suggestions dont j’ai tenu compte… et il s’est investi trois ans dans cette aventure pour réaliser 156 planches ! »

Des hommes piégés (planches 6 et 15 - Casterman 2018)

Avec plus de 150 pages, ce premier scénario a sans doute constitué un sacré challenge de votre part. Combien de temps pour le mûrir et convaincre l’éditeur Casterman ?

Géraldine Bindi : « C’est difficile de donner une durée qui soit juste car je l’ai écrit une première fois tout en faisant de petits boulots, quand j’avais le temps, puis une seconde fois. Ensuite, quand Christian m’a appelé pour me dire qu’il était intéressé, je l’ai réécrit encore, donc… je dirais une année. Pour convaincre Casterman, cela a été beaucoup plus rapide, mais ce n’est pas moi qui m’en suis occupée ! Christian leur a envoyé le scénario et ils ont accepté de signer. »

L’histoire de la reine des Amazones et d’Achille, alors considéré comme le plus brave des guerriers grecs, qui combattit et périt à Troie (revoir à ce titre le film éponyme de Wolfgang Petersen, que Christian Rossi avoue avoir apprécié), est moins connue que les mythes mettant en scène ces redoutables combattantes face à Héraclès ou Thésée. Rappelons que l’archéologie a attesté depuis 2012 la présence d’un peuple de femmes guerrières (Scythes ou Sarmates), traditionnellement situées par les textes antiques entre les rives de la mer Noire, l’Asie Mineure et la Libye. De l’art grec comme de la pièce de Kleist, Bindi et Rossi ont conservé la violence et l’érotisme sauvage : protégées par une forêt luxuriante, ces Amazones (parmi les plus connues, citons Astérie, Xéna et Protoé) ont une existence fondée sur l’exercice physique, le mysticisme et la domination des mâles. À l’aune de l’actualité récente, certains propos feront mouche dans l’esprit des lecteurs, tels ceux d’Asterie se justifiant : « Une femme n’est pas une chose qu’on maltraite. Elle à une âme, ses propres envies. » Porté par une voix anonyme (tantôt ignorante et tantôt omnisciente), le récit s’insinue entre mythe et histoire, balayant toutes les suppositions sur l’existence et les motivations de cette tribu.

Couverture de la 1ère édition d'Epoxy (Éric Losfeld, avril 1968)

L’album possède d’étonnantes résonances avec l’actualité, entre sexisme et misandrie : avez-vous tenu compte de cette évolution sociétale pour modifier votre récit, au moins dans les dernières planches, et ce malgré les impératifs du récit mythologique ?

Géraldine Bindi : « Effectivement, la résonance de l’album avec l’actualité est grande, mais ce n’est pas parce que j’ai tenu compte des évènements de ces dernières années, mais parce que cela a toujours existé, même si c’était moins visible qu’aujourd’hui. La guerre des sexes n’est pas une nouvelle tendance, malheureusement. La preuve en est qu’elle est déjà présente dans ce qu’on appelle les amazonomachies. Notre chance, aujourd’hui, c’est que le fait qu’elle soit plus visible nous oblige à chercher de vraies solutions… Je n’ai donc pas changé la fin en fonction de l’évolution sociétale de ces dernières années. Depuis le début, je voulais que notre histoire invite à la réconciliation. »

Roughs de couverture

Quid de la sexualité (dans des scènes qui savent éviter une représentation pornographique) ? Les séances de nus aident Rossi, mais qu’en est-il de l’imaginaire initial d’une scénariste sur ce sujet, qui n’évoque par ailleurs pas l’homosexualité féminine ?

Géraldine Bindi : « La sexualité tient une place importante dans cet album, puisque c’est à la seule occasion de la fête des fleurs, l’orgie annuelle en vue de la reproduction (en dehors des affrontements guerriers) que les Amazones rencontrent les hommes. Mon idée était de montrer que le fait de se couper de leur cœur (puisqu’elles ont l’interdiction formelle d’aimer) les faisaient se comporter de manière presque animale, en tout cas, débridée et sans états d’âme. Et qu’étant donné que les rôles sont inversés, elles agissent envers les hommes comme certains agissent envers les femmes… Le tour de force de Christian, c’est d’avoir réussi à représenter la nudité et les scènes orgiaques sans vulgarité. »

« L’homosexualité féminine est évoquée une fois, mais pas développée. Ce n’était pas mon sujet et je ne voulais pas non plus qu’on fasse un amalgame entre la haine de ces guerrières pour les hommes et l’homosexualité, comme si l’une pouvait expliquer l’autre. Ce qui m’intéressait, c’était de confronter les hommes et les femmes, jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’autre choix que celui de se réconcilier. »

Quelle discussion à propos du visuel de couverture ?

Géraldine Bindi : « Christian m’a proposé plusieurs visuels de couvertures. Celui qui me plaisait le plus était celui représentant les Amazones en nombre, car le héros de notre histoire, c’est le groupe, complété de la forêt en arrière-plan (le lieu de l’album). Mais voir un peu mieux la reine et éventuellement un ou deux autres personnages (telle Astérie, par exemple), me semblait important. Christian a proposé de fusionner, en quelques sortes, deux couvertures : celle avec le groupe devant la forêt et celle avec Penthésilée et sa louve. »

Graphiquement, l’auteur de « Jim Cutlass » et de « W.E.S.T. » s’est inspiré de l’« Epoxy » selon Paul Cuvelier et Jean Van Hamme (1968 ; voir l’article consacré par Gilles Ratier à la réédition parue fin 2009), où l’héroïne dénudée devenait la maîtresse de la reine des Amazones. Dessinant à partir de modèles vivants et influencé par la statuaire antique de Polyclète et Praxitèle, Rossi compose des planches somptueuses, usant de la technique originale du brou de noix (conjuguée à des feutres sépias) pour colorer le « Cœur des Amazones » : visuellement, le lecteur prendra conscience d’un renvoi temporel autant que d’un mixte entre douceur et âpreté. Pleins ou vides, intemporels et évanescents, les décors laissent place à une infinie sensualité des corps et des gestes, laquelle contraste avec la grande violence de ces temps (guerres, viols, massacres, exécutions, suicides…). Cruel et émouvant, l’album est – après « Tiresias » (voir notre article) – un incontestable nouveau chef-d’œuvre dans la carrière de Christian Rossi : parions à ce titre que sa collaboration avec Géraldine Bindi (laquelle prépare un scénario autour de la figure de Salomé, princesse juive du 1er siècle) ne s’arrêtera pas là !

Visuel de l'édition luxe (Casterman 2018)

Pour être complet auprès des collectionneurs, signalons enfin la parution du « Cœur des Amazones » en version luxe (49 €) : cette édition limitée (numérotée à 2 000 exemplaires) est augmentée d’un dossier additionnel de 24 pages. Un beau cadeau en perspective pour les amateurs de récits mythologiques ou de grandes fresques épiques, déroulant une guerre des sexes sans véritables vainqueurs ni vaincus !

Philippe TOMBLAINE

« Le Cœur des Amazones » par Christian Rossi et Géraldine Bindi  
Éditions Casterman (25,00 €) – ISBN : 978-2-203-09376-8

Version luxe
Éditions Casterman (49,00 € ) – ISBN : 978-2-203-097520

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2 réponses à « Le Cœur des Amazones » par Christian Rossi et Géraldine Bindi

  1. HERVE dit :

    Un Grand merci pour cet article passionnant !

  2. Franck G dit :

    Un pur bijou que je viens de terminer. Bravo aux deux auteurs pour cet excellent roman graphique. Et bravo pour les mots savamment trouvés de cette chronique, Mr Tomblaine.

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