Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Drôles d’oiseaux » par Marie Deschamps : chronique et entretien avec l’autrice
Un enfant s’ennuie, jour après jour, jusqu’au moment où il trouve un oiseau tombé du nid. Il le recueille, s’en occupe, entame un dialogue muet avec lui. C’est au tour de l’oiseau de montrer son ennui, il regarde par la fenêtre, rêve de sa liberté perdue. Le petit garçon s’en rend compte, lui qui aspire aussi à davantage de liberté.
Nous vous avons déjà entretenu dans cette rubrique de la grâce singulière du dessin de Marie Deschamps, notamment pour sa précédente œuvre : « Le Printemps d’Oan » qu’elle a dessinée sur un scénario d’Éric Wantiez. Dans notre chronique : « Le Printemps d’Oan» par Marie Deschamps et Éric Wantiez, nous signalons ainsi les qualités graphiques de cette BD au petit format à l’italienne : « Que dire du fluide et délicat graphisme de Marie Deschamps ? il est unique ! Elle a su faire du champ de bataille un théâtre d’ombres chinoises et donner un souffle de vie à des personnages qui gagnent en épaisseur au fur et à mesure que le récit progresse. »
Pour sa première BD en tant qu’autrice complète, Marie Deschamps a conservé son style graphique reconnaissable du premier coup d’œil : un noir et blanc très contrasté, des jeux d’ombres et de lumières, des personnages esquissés sur des décors parfois très travaillés. Dans cette parabole sur la liberté, la dessinatrice angoumoisine étire le temps au moment de regards complices entre le volatile et l’enfant ou quand l’enfant ressent son exclusion d’une école et d’une société marquées par les interdits de toutes sortes.
Ce petit livre, au même format que « Le Printemps d’Oan », est disponible sur le site de « Comme une orange », un éditeur associatif, écologique et militant. On peut même accéder à l’univers de « Drôles d’oiseaux » en réalité augmentée, à partir de l’application gratuite Aurasma. Car Marie Deschamps dispose de nombreux talents ; autrice de bande dessinée, elle réalise aussi des films d’animation et assure, entre autres, la partie graphique de surprenants concerts dessinés autour de la nouvelle d’Alphonse Daudet « La Chèvre de M. Seguin ».
C’est par un soir d’hiver, après un concert dessiné sur une musique de Philippe Guerrieri, au cinéma Le Dietrich de Poitiers que Marie a bien voulu gentiment répondre à nos questions. Nous l’en remercions vivement.
BDzoom.com : Bonjour Marie Deschamps, pouvez-vous vous présenter. Quelle a été votre formation ?
J’ai 49 ans… Une formation universitaire en Arts plastiques (Paris 1) option infographie puis une formation technique en animation 2D-3D (Gobelins)
BDzoom.com : Vous avez longtemps travaillé dans le monde de l’animation. Quels souvenirs en gardez-vous ?
J’adore animer les personnages.
Dans le jeu vidéo tout était à inventer au fur et à mesure de l’évolution des outils et des plateformes et consoles de jeux, et cela a été un merveilleux terrain de jeu pour développer mon animation dans ce que je préfère : la chorégraphie des mouvements du corps humain, animal et autres créatures chimériques.
J’ai aussi participé à deux longs métrages où les ambitions artistiques de leurs auteurs nivelaient par le haut la qualité technique du travail de l’animation.
Sinon, j’ai participé à de nombreuses séries télévisées où je n’étais qu’une ouvrière d’une industrie qui ne cherche qu’à tirer les coûts vers le bas, au détriment de la qualité de ses réalisations et sans chercher à offrir autre chose que des espaces publicitaires à son audience…
BDzoom.com : De quand datent vos débuts comme autrice de bande dessinée ? Pourquoi ce passage de l’animation au papier ?
Avec mon écrivain-scénariste de mari, Éric Wantiez, nous avons longtemps cherché à développer ensemble une narration cinématographique qui nous ressemble. Installés depuis 15 ans à Angoulême, nous nous sommes retrouvés entourés d’auteurs de bandes dessinées qui nous ont invités à jouer avec eux dans leur bac à sable.
Une aventure nouvelle, intéressante… et beaucoup moins contraignante que celle du cinéma d’animation où nous n’arrivions pas à nous épanouir artistiquement.
Personnellement, même pour faire mes livres, je pense et dessine toujours la lumière et le mouvement. Seule l’étape de formatage est différente puisqu’au lieu de faire un film (projeter la lumière) je fais un livre (imprimer de l’encre) … mais dans mon esprit rien n’a changé.
Cela a par contre considérablement fait évoluer mon potentiel narratif, ma littérature graphique se nourrissant de mon expérience du cinéma et mon cinéma se nourrissant de mon expérience de la littérature.
Ma plus grande frustration avec l’image imprimée est de ne pas pouvoir offrir l’image numérique initiale qui est toute en profondeur de champ et en mouvement… enfin jusqu’à ce que je m’approprie la réalité augmentée et le streaming, aujourd’hui je n’ai plus cette frustration !
BDzoom.com : Pouvez-vous nous parler de vos précédents travaux avec Éric Wantiez ?
« Pierre et Lou » était notre premier roman graphique, une œuvre non préméditée, la réponse à une invitation, un voyage en terre inconnue… une jolie première histoire. Pour ce livre, je me suis entièrement laissée faire par la littérature d’Éric, par sa poésie, comme sa première lectrice, et je me suis contentée de dessiner ce que je ressentais à sa lecture. J’étais Pierre et Lou, le chat et l’oiseau, l’étoile filante, le grand orme… tout !
Je n’ai pas compris ce qui se passait. L’intérêt du public pour cette œuvre est tous les jours une surprise pour moi.
Chaque œuvre qui a suivi est née de l’expérience de la précédente, comme si toutes les histoires que nous racontons n’étaient en fait qu’une seule et même histoire, la nôtre… qui va bien au-delà de notre collaboration artistique.
Nous avons d’ailleurs une manière de créer ensemble qui ne ressemble qu’à nous, qui n’existerait pas sans l’un ou l’autre, comme si c’était notre manière de collaborer (et le désir de prolonger cette collaboration) qui était à l’origine de chacune de nos œuvres.
Mais là je me rends compte que je réponds à la question suivante !
BDzoom.com : Comment travailliez-vous avec votre scénariste attitré ? Votre dessin a-t-il évolué depuis le début de votre collaboration ?
Ensemble nous jouons à une espèce de ping-pong de prise en main de l’histoire racontée, un coup le dessin, un coup l’écriture… sans savoir vraiment qui a engagé la partie et dans une vraie dynamique d’échange.
Mon dessin n’a pas plus évolué depuis le début de notre collaboration que depuis que je le pratique : mon dessin évolue depuis le début de sa pratique (avant même de savoir marcher et parler) et n’a de cesse d’évoluer… tant que je le pratiquerai.
En revanche, ma narration, elle, a clairement évolué depuis le début de notre collaboration parce que nourrie de cette collaboration. Et au-delà de notre collaboration artistique, il y a aussi sa prise en main technique avec le développement de sa maison d’édition, Comme une orange, et maintenant de son site de streaming qui m’offrent encore plus de liberté d’expression.
BDzoom.com : Depuis combien de temps aviez-vous envie de réaliser une BD seule ?
Depuis… jamais !
C’est Éric, éditeur, qui m’a poussé à assurer seule une idée que je lui proposais pour une future collaboration avec lui, scénariste, en me disant que je tenais une histoire qu’il aimerait bien éditer ! Mais il a quand même mis plus de trois ans à me convaincre
BDzoom.com : « Drôles d’oiseaux » est votre première BD en solo, pouvez-vous nous la présenter ?
C’est une métaphore de la liberté : la rencontre d’un enfant et d’un oiseau tombé du nid, que l’enfant va ramener chez lui pour le « sauver ».
Dès lors une relation de dépendance va s’installer entre eux et la liberté est justement de surmonter l’épreuve de la séparation et de l’appartenance pour vivre sa propre identité et l’histoire de vie que l’on souhaite…rait se raconter.
Une histoire sans texte mais pleine de bruit(s), une histoire à raconter, à se raconter.
BDzoom.com : On peut accéder à vos dessins en « réalité augmentée ». Qu’est-ce que la « réalité augmentée » ? Comment accéder à votre production ?
La réalité augmentée n’est qu’un outil qui permet d’accéder via un smartphone connecté à une donnée on-line. La réalité augmentée transforme l’objet image référence en clé d’accès à des données dématérialisées qui peuvent être œuvre d’art, information ou référence.
Pour moi, qui dessine l’image numérique animée, c’est le meilleur moyen de donner à la fois à l’image imprimée une valeur d’existence et à l’image numérique un support matériel de partage.
Pour « Drôles d’Oiseaux » j’ai utilisé la réalité augmentée de deux manières :
- D’abord offrir une séquence de live drawing (dessin en direct), pour répondre au besoin que j’ai de partager le dessin en train de se faire et non l’image trace qui en résulte : pour moi, le plaisir et le moteur de mon dessin est dans le « dessiner » et pas dans le « dessiné ».
- Ensuite pour offrir quelques images originales en lumière et en mouvement, telles que je les pense et les dessine, avant que l’encre ne les fige… même si j’espère que ma construction graphique laisse au lecteur la possibilité de lire aussi ce mouvement initial… et qui participe à la magie de la lecture.
BDzoom.com : Toutes vos bandes dessinées sont publiées aux éditions Comme une orange, pouvez-vous nous présenter cette structure éditoriale angoumoisine ?
Je ne serai jamais publiée chez un autre éditeur !
Il s’est construit autour des besoins de ses premiers auteurs publiés et en refusant tout ce que la chaine du livre impose au détriment du plus grand nombre ; les auteurs et les lecteurs.
Cette structure offre aussi aux auteurs la possibilité de suivre et accompagner leur œuvre, de sa réalisation à la fabrication du livre-objet.
Comme une orange installe un rapport sincère et respectueux entre les auteurs et les lecteurs (qui restent avant tout des lecteurs là où pour la plupart des éditeurs les préfèrent clients…) et autres acteurs volontaires de la chaîne de la lecture (libraires, bibliothécaires, enseignants… parents).
Comme une orange défend et entretien une vraie relation avec le livre où l’auteur lui-même peut assumer son engagement auprès du public sans lequel il n’existerait pas… pour d’autant mieux se respecter comme artiste.
BDzoom.com : En guise de conclusion à cet entretien, pouvez-vous nous confier quels sont projets professionnels ?
Mon seul projet professionnel est de ne plus en avoir !
En un mot, je désire ne plus avoir à retourner à l’usine pour me nourrir, et ainsi me rendre entièrement et pleinement disponible pour nourrir mon dessin et ma narration cinématographique. Pour moi dessiner n’est pas une profession : ce n’est pas une manière de faire mais une manière d’être.
C’est un challenge parce qu’il est difficile de vivre uniquement sur mes droits d’auteurs, et, à ce niveau, Éric et moi ne sommes pas vraiment complémentaires en mettant ainsi tous nos œufs dans le même panier !
Mais ce qui est sûr c’est que depuis deux ans que je ne fais plus que dessiner je n’ai jamais eu autant de projets artistiques, en livres, en films, en expositions, en concerts dessinés, en collaborations… de quoi nourrir toute une vie en permanence (re)commencée.
Laurent LESSOUS (l@bd)
« Drôles d’oiseaux » par Marie Deschamps
Éditions Comme une orange (11,00 €) – ISBN : 978-2-919703-26-5