« Souvenirs d’Emanon » par Kenji Tsuruta et Shinji Kajio

Apparu en 1983, le personnage d’Emanon est devenu une figure incontournable de la littérature de science-fiction japonaise. Malheureusement inconnue en France, la première nouvelle accrocha immédiatement le public japonais qui, du coup, fut demandeur d’autres histoires la mettant en scène. De son côté, Kenji Tsuruta tomba également sous le charme de l’héroïne bohème. La rencontre entre le romancier et le dessinateur se fit à l’occasion de la réédition des aventures d’Emanon, dont Tsuruta réalisa les couvertures. Il n’en fallait pas plus pour qu’un projet de manga se mette en route. Après une gestation difficile, les aventures d’Emanon sont enfin disponibles pour le public francophone.

1967, bien loin du conflit étudiant qui gagne le monde entier, un jeune homme s’apprête à rentrer chez lui en empruntant le ferry. Il est plus préoccupé par la conquête spatiale, la guerre du Vietnam ou la carrière de Robert A. Heinlein qu’autre chose. Allongée à même le sol afin de se reposer durant ce long voyage, une jeune femme vient se poser à côté de lui. Pour échapper aux pochetrons un peu trop entreprenants, elle leur fait croire que ce jeune homme et elle sont déjà mariés, afin de pouvoir s’éclipser sans faire trop de vagues. Une fois dehors, la jeune femme se fait connaître sous la fausse identité d’Emanon, l’anagramme de No Name. Intrigué, le jeune homme, amateur de récits fictifs, l’écoute parler et dévoiler ses souvenirs. Elle prétend avoir une mémoire datant de plus trois milliards d’année, bien avant que l’homme n’envahisse la terre. Elle enchaîne ainsi les histoires du temps passé face à ce public inattendu. Est-ce la réalité, est-ce une fable ? Le jeune homme n’en a que faire, il se laisse embarquer dans une conversation passionnante avec cette inconnue fort mystérieuse.

Kenji Tsuruta est un grand dessinateur qui a la particularité de travailler selon un rythme plus européen que japonais. Du coup, son trait est assuré et son dessin travaillé. On est plus proche du roman graphique que du shonen de base. En véritable fan et donc connaisseur de la série « Emanon », cet artiste rêvait de l’adapter en manga depuis son adolescence. Son éditeur lui a d’abord demandé d’illustrer les rééditions des romans. Puis le feu vert lui fut donné pour l’adaptation de la première nouvelle, celle qui sort aujourd’hui dans la prestigieuse collection Lattitudes. Publié au compte goûte, il aura finalement fallu quatre longues années à Tsuruta pour boucler le projet. Comme certains artistes touche à tout, il ne tenait pas en place et vaquait de projets en projets sans jamais réellement en clôturer un. La ténacité du rédacteur en chef du magazine Comics Ryu, qui a publié les pages au fur et à mesure, a fini par payer puisque l’œuvre est maintenant bouclée. Du moins, sa première partie…

De l’aveu même de son créateur, l’Emanon de Kenji Tusruta est extrêmement fidèle à l’image qu’il se faisait d’elle. C’est une fumeuse invétérée, une jeune femme élancée aux cheveux longs avec des taches de rousseur, portant un pull, un jean et des baskets. Elle ressemble surtout à l’archétype des héroïnes de Tsuruta, comme si toutes ses œuvres étaient déjà hantées par Emanon depuis qu’il dessine des mangas. Pourtant, cette jeune fille a ici quelque chose en plus qui la distingue des héroïnes casse-coup du dessinateur sans la rendre moins énigmatique.

Plus qu’un dessin, pourtant extrêmement beau et émouvant, « Souvenirs d’Emanon » est avant tout un récit surréaliste dans un monde simple et bien réel. C’est une mise en scène parfaitement maîtrisée offrant une narration claire dont la conclusion ne pourra que surprendre le lecteur. Kenji Tsuruta a su mettre en image sa vision d’un classique de la littérature sans dénaturer l’épopée initiale ou s’en approprier indûment la paternité. Les amateurs de l’histoire originale ont retrouvé la même fraîcheur, la même liberté dans cette oeuvre dessinée que dans la version littéraire. C’est ce respect mélangé à la patte graphique du maître qui fait de ce manga un chef-d’oeuvre.

La collection Lattitudes des éditions Ki-oon n’offre que des récits d’excellente facture, mais surtout les présente de la meilleure manière qui soit. « Souvenirs d’Emanon » n’échappe pas à la règle, en conservant tous les dessins à l’aquarelle de l’auteur. Même les planches couleur au milieu de l’album sont heureusement là. Le lecteur peut donc contempler ces reproductions fidèles, ce qui est une chose rare dans le monde de l’édition de manga. Si Tsuruta est un artiste qui prend son temps, c’est pour que l’on puisse apprécier la beauté de ses planches couleur comme de celles en noir et blanc. Il est agréable de voir que certains éditeurs sont encore conscients de la valeur du matériel qu’ils décident de transmettre à leur lectorat.

Même si le sens de lecture des « Souvenirs d’Emanon » reste de droite à gauche comme dans son édition japonaise, cet album permet enfin aux amateurs de roman graphique et de science-fiction de faire la rencontre de cette héroïne aux trois milliards d’années. Comme toujours, le dessin de Tsuruta nous fait voyager et c’est avec un plaisir non dissimulé que l’on retrouve cet artiste sur les étagères des librairies françaises.

Gwenaël JACQUET

« Souvenirs d’Emanon » par Kenji Tsuruta et Shinji Kajio
Éditions Ki-oon (15 €) – ISBN : 979-10-327-0226-0

OMOIDE EMANON © Shinji Kajio, Kenji Tsuruta / TOKUMA SHOTEN PUBLISHING CO., LTD.

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6 réponses à « Souvenirs d’Emanon » par Kenji Tsuruta et Shinji Kajio

  1. Capitaine Kérosène dit :

    Merci d’avoir signalé, à juste titre, que les pages couleurs en cours de livre ont été conservées.
    C’est une rareté dans l’édition française où, pour réduire les coûts de fabrication, les éditeurs font la plupart du temps le choix de les reproduire en gris.
    Kenji Tsurata est un auteur trop rare.

    • Gwenaël Jacquet dit :

      Les éditeurs français n’y sont malheureusement pour rien si les pages couleur sont éditées en gris. Ce sont les Japonais qui obligent les Français à respecter le matériel fourni qui est la plupart du temps en noir et blanc, même si à l’origine, l’auteur a dessiné ses planches en couleurs. Du coup, il est vrai qu’avoir des pages couleur est souvent exceptionnel et qu’il est donc bon de le signaler.

      • PATYDOC dit :

        Les éditeurs japonais n’empêchent pas les éditeurs français de publier en pages couleurs les pages couleurs originelles!

        • Gwenaël Jacquet dit :

          C’est malheureusement la réalité, les éditeurs français sont tributaires des décisions des Japonais et doivent donc respecter à la lettre le matériel fourni.

  2. FranckG dit :

    Merci Gwenael pour cette belle chronique tout en finesse qui fait envie de découvrir la série, même si je n’a pas bien compris pourquoi tu insistais sur le fait que le manga se lise de droite à gauche en conclusion. N’est-ce pas le cas à plus de 98% (à la louche) dans les publications françaises ?

    • Gwenaël Jacquet dit :

      J’ai insisté sur le fait que le sens de lecture restait le sens originel japonais, car je pense que cette œuvre pourrait intéresser les amateurs de romans graphiques franco-belges ou américains. Il ne faudrait pas que ce simple fait les rebute, car ce manga vaut vraiment le coup d’être lu.

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