« Du sang sur les mains : de l’art subtil des crimes étranges » par Matt Kindt

Matt Kindt est un auteur américain surprenant. Depuis une poignée d’années, ses scénarios époustouflants, mettant en scène des super-héros, sont remarqués et ceux développés pour l’éditeur Valiant font particulièrement référence. S’il n’a pas encore tout à fait la bibliographie d’un Jeff Lemire, auquel on pourrait comparer son talent, il lui emboîte le pas et imprime sa marque personnelle en tant qu’auteur complet, qui a déjà pu être remarquée sur au moins trois bons titres parus entre 2005 et 2011 (1), n’hésitant pas à lui rendre hommage à deux reprises dans ce nouveau roman graphique. Cette oeuvre du genre polar à tiroirs est un pur bijou d’écriture s’ajoutant à cette liste particulière, lui faisant atteindre un niveau d’excellence.

Le contexte est celui de la ville de Diable rouge dans les années soixante, nom donné aussi au comté, à la frontière du Canada, et à sa gazette. L’inspecteur Gould, quadragénaire classieux au chapeau mou, hommage direct au « Dick Tracy » de Chester Gould, en fait les choux gras grâce à ses enquêtes rondement menées, permettant de résoudre tous les crimes et délits. Dans ce puzzle littéraire, mené de main de maître par l’auteur, les amateurs de cinéma retrouveront l’agréable sensation éprouvée à la vue du film mosaïque « Magnolia » de Paul Thomas Anderson, réalisé en 1999. Des vies apparemment anodines qui sont pourtant reliées intimement par le biais d’un destin facétieux, lié au crime, sous différents aspects.


Après une introduction surprenante, le lecteur plonge avec un plaisir immense dans les 10 chapitres parsemant ce roman : « Le Tigre », « La Fourmi », « L’Oublié », « Le Réparateur », « L’Artiste de la performance », « L’Artiste de la fête », « Le Pyromane », « L’Inspecteur ». Tous sont conclus par une discussion en pleine page, sous forme de cases noires mettant en scène un dialogue entre l’inspecteur et ce que l’on pense être un personnage féminin, qu’il aurait arrêté : ce dernier tentant de convaincre l’inspecteur du non sens de sa science policière et de son immoralité à vouloir condamner des « innocents ». À chaque conclusion, aussi : une ou deux pages de la une de la gazette, permettant de suivre l’actualité des résolutions de chaque enquête et des arrestations des coupables. Une hagiographie systématique de l’inspecteur Gould, nous le rendant au fur et à mesure de plus en plus antipathique.

Puisque j’évoquais en introduction le travail de Jeff Lemire, il est amusant de voir comment Matt Kindt rend hommage une première fois à son collègue, dans la toute première page, en le dessinant comme un présumé coupable, au commissariat, de face et de profil et en le décrivant ainsi, via les dialogues de l’inspecteur et l’un de ses collègues : «  Des nouvelles de l’agresseur à la crosse de hockey ?
- C’est le canadien qu’on a interrogé hier.
Faut pas trainer, il doit se douter qu’on l’a dans le collimateur. »

Lorsqu’on a lu le superbe « Winter Road » de Jeff Lemire, auteur canadien (comme chacun sait) et que celui-ci traite d’un joueur de hockey révoqué pour agression sur le terrain avec sa crosse, le clin d’œil est plus qu’évident.

J’ai personnellement trouvé une autre « trace » de l’auteur de « Winter Road » un peu plus loin, dés le premier chapitre intitulé « Le Tigre », puisque celui-ci traite d’un faussaire en œuvre d’art, ou plutôt d’un collectionneur qui ne peut s’empêcher de voler des pièces de plus en plus difficiles.

Dans son récent « AD : After Death », chef-d’œuvre de science-fiction littéraire, prochainement traduit en France, Jeff Lemire aborde aussi cette thématique.


Sans vouloir rentrer plus avant dans les détails de narration, qui se dégustent au fur et à mesure de la lecture, que l’on pourra d’ailleurs reprendre plusieurs fois, il est important de noter que le dessin de Matt Kindt n’a jamais été aussi agréable. Il faut dire que le format plutôt grand de l’ouvrage, dans cette très belle édition cartonnée, permet des pages aérées, que les différentes techniques employées (aquarelles couleur, lavis gris, trames…) et le style déployé (insertion de manchettes de journal, cases en noir et blanc collées façon strip vintage, pages retournées en fin d’album…) mettent particulièrement en valeur.

Le façonnage du livre propose, sous la belle jaquette couleur, une couverture café au lait du meilleur effet, avec un portait pleine page de l’inspecteur, qui ravira les amateurs de polar et de vieux comics « noirs ».

Un chef d’œuvre d’intelligence artistique.

Franck GUIGUE


À noter que l’autre dernier titre majeur de l’auteur : « Mind MGMT », série d’espionnage se terminant aux États-Unis actuellement, est programmé pour une parution chez Monsieur Toussaint Louverture en 2018.

(1) « Deux sœurs » (2005, Rackham), « Super Spy » (2008, Futuropolis) et « L’Histoire secrète du géant » (2011, Futuropolis).

« Du sang sur les mains : de l’art subtil des crimes étranges » par Matt Kindt
Éditions Monsieur Toussaint Louverture (24,50 €) – ISBN : 9791090724259

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5 réponses à « Du sang sur les mains : de l’art subtil des crimes étranges » par Matt Kindt

  1. Simon dit :

    Très très belle suggestion, dirait-on ! Je découvre un auteur et je m’en vais approfondir certaines références que vous abordez. Merci !
    Bonne année à vous (je n’avais pas pris le temps de répondre à vos récents vœux) et félicitation pour votre reprise en main de cette rubrique : très attaché au style de votre prédécesseur, je reconnais que vous avez, petit à petit, imprimé votre patte, à travers vos choix et vos éclairages.
    J’attends désormais chacune de vos nouveaux articles avec impatience !
    Cordialement.
    Simon Couronné.

    • Bonjour Simon,

      C’est le « prédécesseur », à l’appareil ! ;)
      Un ouï-dire m’a averti de votre gentil mot, merci beaucoup, ça fait plaisir ! Et vous avez raison : Franck est un très bon successeur !
      Bravo pour votre vraie passion bédéphile,

      Bien à vous,

      Cecil

  2. Franck dit :

    Bonsoir Simon. Je découvre ce soir votre gentil mot, et celui-ci me fait, vous devez vous en douter, énormément plaisir. En dehors du fait qu’il est difficile de se faire une idée de la manière dont seront reçus nos avis de lecture, il est encore moins aisé de réussir à infuser une quelconque « patte » dans ses écrits. Je tâche pour ma part d’être le plus sincère possible, et j’avance avant tout avec passion, (comme le fait Cecil que j’apprécie beaucoup), ce qui n’est pas incompatible avec la rigueur je crois. En tous cas, ce genre de commentaire me permet de me regonfler à bloc pour envisager de vous servir ces fameux (futurs) articles attendus. Merci de votre soutien, inestimable.
    (Si si !) ;-)
    Bien cordialement,

    • Simon dit :

      Bonsoir Franck,
      Au risque de tomber dans le « ping pong de la politesse », je dirais que c’est bien nous, lecteurs, qui vous sommes redevables (si, si) !
      Et pour nous mettre tout à fait d’accord, j’en suis sûr, j’ajouterai que la vraie star, celle qui nous réunit, c’est la bande dessinée. Celle que vous lisez, celle que je lis, celle qui nous étonne, qui nous subjugue, qui nous déçoit parfois… Elle est tellement diverse ! Je crois que, pour ma part, je ne me lasserai jamais de la découvrir.

      Au plaisir de converser à nouveau.
      Simon.

  3. Franck G dit :

    C’est tout à fait vrai. Cela fait d’ailleurs plus de quarante et un an (autant que je me souvienne) que celle-ci me passionne. Ma première série en album, achetée intégralement depuis l’époque, a été : « Buddy Longway ». Quels souvenirs… ;-) A bientôt !

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