Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« Mon traître » par Pierre Alary
Belfast durant les années 1970 : Antoine, luthier parisien, fait la connaissance de Tyrone Meehan, un charismatique responsable de l’IRA, vétéran de tous les combats contre la puissance britannique. Meehan devient le mentor, l’ami très cher, presque un père. Puis un traître : vingt-cinq ans durant, il était un agent agissant pour le compte des Anglais. Inspiré par l’histoire vraie du journaliste et auteur Sorg Chalandon, le récit remue le fer chaud dans les entrailles de l’Ulster : amitiés et tensions à vif, dureté des hommes et de la vie politique, destins tragiques et espoirs immenses. En 144 pages, Pierre Alary rend à son tour toute l’âme et la puissance générationnelle de l’Irlande du Nord.
Publié en 2008 aux éditions Grasset, « Mon traître » est – dès son titre – sans équivoque : ce sera l’histoire d’un divorce, d’une faille, d’un incompréhensible sentiment de malaise et de crise de confiance. Sorj Chalandon, journaliste et rédacteur en chef de Libération, sera récompensé du prix Albert Londres en 1998 pour ses reportages sur l’Irlande de Nord et le procès Klaus Barbie. Il se lie d’amitié avec Denis Donaldson (1950 – 2006), membre de l’IRA et du Sinn Féin (parti républicain) jusqu’en 2005, date fatidique où l’IRA dépose les armes et où la collaboration de Donaldson avec le MI5 et le Special Branch (cellule antiterroriste britannique) est dévoilée : un an plus tard, l’ancien activiste sera assassiné… Comme le raconte Chalandon : « « Mon traître » est un livre accidentel. Il n’aurait jamais dû être écrit. Mais le 17 décembre 2005, j’apprends que Denis Donaldson était un traître. Il était pourtant celui que je conseillais à mes collègues de passage à Belfast. Il était drôle, élégant, jamais excessif. Je l’ai vu grandir. Sortir de prison. Prendre des responsabilités au sein du Sinn Féin. S’investir dans le processus de paix. Cet homme-là, depuis vingt-cinq ans, trahissait la cause républicaine, sa femme, sa famille, ses amis. La personne qui me disait de remonter mon col pour ne pas attraper froid était un traître. La personne qui me prenait par l’épaule d’une main, une bière dans l’autre était un traître. La personne qui venait chez moi à Paris était un traître. J’ai appris la nouvelle par téléphone. Je n’y ai pas cru sur le moment, pensant à une nouvelle tentative de déstabilisation de la part du gouvernement anglais. Mais les faits étaient là : une conférence de presse à Dublin avec des aveux publics. Je me suis effondré. Je devais expulser cette douleur. Je me sentais trop sale. Je devais écrire. » Chalandon écrira également en 2011 « Retour à Killybegs », narrant l’histoire du point de vue du « traître » alors revenu dans le port de pêche de Donegal, au nord du pays.
En couverture, deux visages liés aux traits fermés, tour à tour identiques et dissemblables, comme un impossible reflet (nez, cigarette, barbe plus prononcée, casquette) : entre ces deux, seuls et pourtant tournés vers le même destin, on devine comme une coupure, une séparation. Une vitre sépare-t-elle l’un de l’autre, justifiant l’estompage de la silhouette se trouvant au second plan ? Ou doit-on y lire quelque chose de plus profond ? Telle cette pluie noyant un paysage urbain invisible, effaçant jusqu’aux éclairages ambiants, lumières d’espérance dans ce monde d’hommes supportant toutes les douleurs et toutes les injustices… Et puis le vert pâle, omniprésent et comme chacun sait la couleur emblématique du mouvement catholique de libération nationale, teinte associée traditionnellement à l’Irlande. Si le titre dévoile le cœur du sujet, le lecteur n’est pas supposé savoir lequel des deux hommes a trahi : seul, donc, le trait altéré du gros plan de Meehan viendra suggérer une identité subissant le poids de l’histoire, la logique du silence après le temps du dialogue… Quant à la pluie, on en comptera les larmes.
Concernant la genèse de ce visuel très lourd de sens, Pierre Alary explique longuement : « L’envie d’adapter « Mon traître » viens, bien sûr, de la lecture du roman et aussi d’une envie de changer un peu d’univers. Je voulais un peu profiter du medium bd pour me « balader ». Nous avons la chance de faire un boulot qui nous permet de passer d’un univers à l’autre, je me suis dit que c’était peut-être le bon moment… Ce n’est pas la première fois que j’ai un coup de cœur pour un bouquin, suivi d’une envie de l’adapter [note : Alary a également travaillé sur l’adaptation de « Moby Dick » en 2014, sur un scénario d’Olivier Jouvray]. J’ai eu pas mal d’autres envies avant, des choses plus en adéquation avec mes « univers », polars, western… Mais, c’est peut-être ce manque d’évidence qui m’a fait plonger ici. Là, il y avait un vrai danger. Le roman m’a beaucoup plu, l’écriture est magnifique, le fond, la forme. À la lecture, cela m’a paru évident que je tenais là le sujet pour ma balade. « Balade » n’est peut-être pas le mot : un « voyage », un voyage en solitaire, loin de mes repères, très loin de ma zone de confort. Et pourtant, tout me semblait fluide, logique comme si j’avais fait le bon choix. Maintenant, à voir si j’ai réussi dans la finalité. J’ai eu la chance de pouvoir contacter Sorj chalandon, que j’ai donc eu en direct. Nous nous sommes donné rendez-vous chez Grasset et cela a tout de suite été une affaire de confiance. Pas de « comment » ni de de « pourquoi ». On s’est parlé. Sorj avait regardé mon travail en amont, il s’était intéressé. En dix minutes, tout était réglé : confiance totale d’un côté… et grosse pression de l’autre ! C’est très curieux car cette histoire lui est tellement personnelle ; il me l’a offerte, sans questions ni conditions. Un beau cadeau en vérité. Pour la couverture, c’était un peu pareil, les quelques roughs présentés ici sont les seuls. La première proposition était ce montage de pluie sur une vitre devant une rue déserte. La pluie sur la vitre, le « miroir » a été ma première idée, et la seule. Là encore, cela me semblait logique, naturel. En discutant avec l’éditeur, nous avons décidé que cette première proposition ne convenait pas pour un album de bande dessinée (pas de personnage, anonyme, pas d’identification). Je suis donc resté sur cette idée de pluie/miroir pour proposer l’image du reflet d’Antoine dans la vitre. ça collait avec l’histoire, ce double qui ne lui ressemble pas, ce traître… »
L’histoire, forte et touchante, en rappellera d’autres ; on songera notamment au film « Ennemis rapprochés » (Alan J. Pakula, 1997), dans lequel une amitié destructrice est tissée entre un activiste de l’IRA et un flic new-yorkais (incarnés par Brad Pitt et Harrison Ford), à l’affiche très semblable au présent visuel. Mais rien n’est décidément plus fort que la réalité… C’est là où « Mon traître » prend une toute autre envergure.
Philippe TOMBLAINE
« Mon traître » par Pierre Alary
Éditions Rue de Sèvres (20,00 €) – ISBN : 978-2369814740
Merci.BIG Bd Très bien reproduit.