Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Ar-Men, l’enfer des enfers » par Emmanuel Lepage
Sentinelles des mers, résistants contre vents et marées à l’usure du temps, les phares ont toujours fasciné. Après Tchernobyl ou l’Antarctique, Emmanuel Lepage nous embarque au large de l’île de Sein pour narrer la construction et les légendes environnant le mythique Ar-Men. L’édifice, planté tel un défi face aux éléments à la pointe ouest de la Bretagne, permet une nouvelle fois à l’auteur de déployer l’extraordinaire palette de ses couleurs directes. De quoi vous redonner la vocation de gardien de phare !
Réalisé en un temps record (8 mois de travail sans croquis préparatoires pour les 88 planches que totalise l’album), « Ar-Men » s’intéresse prioritairement aux rudes conditions de vie des gardiens ainsi qu’au chantier titanesque que représenta (de 1867 à 1881) l’érection de cette tour de 32 mètres, à l’extrémité de la chaussée de Sein. Diffusé en 2016, le reportage d’Herlé Jouon « Les Gardiens de nos côtes », destiné à l’émission « Thalassa » et offert avec la première édition du présent album (dans une version resserrée de 52 minutes), voyait déjà Emmanuel Lepage incarner son propre rôle en tant qu’auteur se livrant à des repérages. Parmi les 150 phares évoqués, celui d’Ar-Men (le « rocher » ou la « pierre » en breton), surnommé « l’enfer des enfers » pour d’évidentes raisons.
Comme Emmanuel Lepage le précise pour BDzoom.com : « C’est donc suite à ce film réalisé par Herlé Jouon pour « Thalassa » que l’idée de faire un livre sur le phare est née. J’y étais présenté comme un auteur en quête de témoignage pour un album à venir. Fiction pour parler du phare, rencontrer des anciens gardiens, des marins, des ingénieurs… C’est le soir même de la diffusion que Claude Gendrot m’a dit « Et alors, le livre, on le fait quand ? » Une boutade … mais pas tant que ça. J’ai dit oui. »
Symboliquement proche des titres ayant déjà abordé ce sujet maritime, comme « Trois éclats blancs » (par Bruno Le Floc’h chez Delcourt en 2004), « Le Gardien du feu » (Sandro, Debois et Le Braz ; Soleil Celtic, 2009) ou « Les Gardiens des enfers » (Alcante et Matteo, Glénat 2010), « Ar-Men » s’illustre en couverture avec un plan crépusculaire et dantesque : sous les cieux encombrés, voici la forteresse de pierres, fût noir et blanc d’une abrupte simplicité architecturale, affrontant seule les terribles déferlantes de l’Atlantique. Ce visuel fut réalisé par Didier Gonord (concepteur de la maquette de la plupart des couvertures récentes chez Futuropolis) à partir d’un dessin composé par Lepage pour le film précédemment évoqué. Rappelons que la mission allouée au phare était de signaler aux navires la dangereuse chaussée de Sein, une zone de récifs s’étendant sur près de 24 kilomètres, responsable de bien des naufrages. Tel que le rappelle Lepage au cours d’une séquence, ces fortunes de mer permirent longtemps aux îliens (les Sénans) de survivre en récupérant les vivres et matériels charriés sur les côtes. L’on comprendra leur prime hostilité à voir s’installer un phare les privant de cette inavouable manne ! Défiant l’entendement, les travaux de fondation sur des rochers humides et sans cesse recouverts par les vagues constitueront un treizième travail d’Hercule : seules huit heures de travail effectives sur la roche seront enregistrées en 1867, lors de la première année du chantier…
Évoquant tant l’histoire des lieux (en juin 1940, 133 pécheurs de Sein rejoignent les forces gaullistes en Angleterre) que ses légendes (la mythique cité engloutie d’Ys), Lepage installe son récit dans les années 1960, suivant le quotidien de deux gardiens du phare. Se basant sur les témoignages des derniers gardiens de l’Ar-Men (Michel Le Ru et Daniel Tréanton, emmenés par hélicoptère le 10 avril 1990), l’auteur raconte leur quotidien, entre surveillance de la lentille, pêche, discussions et réparations diverses. Relevés tous les 10 jours, ils furent mis à la retraite suite à l’automatisation des phares dans les années 1990 et 2000. Les tempêtes, qui les obligent parfois à s’enfermer durant plusieurs jours, s’accompagnent de la violence des vagues et du vent qui leur interdit même d’ouvrir une fenêtre ou de sortir sur la galerie entourant la lanterne (à plus de trente mètres au-dessus du niveau de l’eau !). Psychologiquement, il leur fallait supporter les coups sourds et les vibrations causées par chaque lame déferlant sur le phare, sans trop penser à l’éventualité que l’une de ces vagues énormes emporte la tour, comme le craignaient ses propres architectes.
Au delà des planches magnifiques de Lepage sur la mer d’Iroise, l’on comprendra avec « Ar-Men » l’incroyable richesse patrimoniale représentée par ces hommes et ces phares, patrimoine aujourd’hui menacé par l’absence d’entretien intérieur ; les soubassements et maçonneries étant quant à elles vérifiées et consolidées annuellement par des équipes spécialisées. Non sans émotions, l’auteur revient sur sa propre visite acrobatique du phare : « L’hélitreuillage ? Qu’en dire ? C’était plutôt amusant… Le plus excitant était de mettre le pied sur Ar-Men quand on sait qu’il est automatisé depuis plus de 27 ans. J’avais une réelle émotion à rentrer dedans… mais je mesure plus encore ma chance maintenant que j’ai longuement travaillé sur son histoire. Cette visite m’a permis surtout de le « sentir » et j’ai besoin de ces expériences pour habiter davantage mes histoires. Dessiner n’est pas qu’une démarche intellectuelle mais aussi sensorielle. »
Dernière interrogation du lecteur après un ultime et nostalgique hélitreuillage depuis l’Ar-Men : où nous conduira le prochain album de l’auteur ? Pas si loin si l’on en croit Emmanuel Lepage qui évoque déjà l’expérience communautaire initiée avant mai 1968 dans un petit village des environs de Rennes… Un projet bretonnant et en partie autobiographique, auquel l’auteur songe depuis 25 ans.
Philippe TOMBLAINE
« Ar-Men, l’enfer des enfers » par Emmanuel Lepage
Éditions Futuropolis (21,00 €) – ISBN : 978-2754823364