Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Livre des livres » par Marc-Antoine Mathieu
Dans sa perpétuelle exploration des formes narratives et plastiques, Marc-Antoine Mathieu n’avait pas encore abordé frontalement la question du livre. Entre le vrai et le faux, l’auteur imagine un recueil de 50 pages rassemblant les couvertures et les présentations d’ouvrages qui n’existent pas ; et pour cause : après que le Grand entrepôt des albums imaginaires soit parti en fumée, rares furent les promesses de récits à subsister… Un ouvrage hors normes, avec d’évidents échos kafkaïens à la philosophie-fiction chère à Borges ; et au savoir référentiel à la Perec, quelque part entre Babel et Alexandrie.
Hasard des publications, le mois de novembre voit également paraître chez Delcourt le pastiche « Un faux livre », réalisé par le Bruxellois Un Faux Graphiste. Sur le Web, ce dernier est devenu le spécialiste du détournement d’images, des cases de « Tintin » jusqu’aux gravures des siècles passées en passant par les vieilles publicités, selon un registre savoureux précédemment décliné par Philippe Geluck ! Avec Marc-Antoine Mathieu, la tonalité est plus sérieuse, mais n’exclue ni l’absurde ni l’humour noir, dans la veine des précédents opus de « Julius Corentin Acquefacques » (6 tomes entre 1990 et 2013), des récits de Daniel Goossens ou des « Cités obscures » de Schuiten et Peeters (voir notamment « L’Archiviste », paru en 1987 chez Casterman). Depuis quelques années, les lecteurs coutumiers de l’auteur se sont habitués à découvrir chacun de ses ouvrages tel une nouvelle expérience aux confins de la bande dessinée, du livre d’art et de l’essai graphique, repoussant un peu plus les frontières poreuses du médium. Listons pour mémoire « Le Dessin » (réflexion sur la création et l’intime, 2001) « Les Sous-sols du Révolu » (interrogation sur l’art dans les profondeurs labyrinthiques du Louvre, 2006), « Dieu en personne » (fable sur l’humanité et son rapport à la religion et au divin, 2009), « 3 Secondes » (étonnante BD et enquête criminelle pensée pour le papier et le numérique), « S.E.N.S. » (questionnement sur le temps et l’espace d’un monde sans bord, 2014) et « Otto, l’homme réécrit » (réflexion sur l’identité et la création, 2016).
Par son titre, « Le Livre des livres » pose incidemment la question de sa propre existence : qui en est au juste l’auteur, et quel en est exactement le contenu, alors que ce choix nominatif suggère tant l’enquête archéologique littéraire que le Saint des saints religieux, la Bible contenant les canons et savoirs consacrés. En première de couverture, le visuel est non moins énigmatique. Entre ombres et lumières, sur les pentes de collines de papiers et d’ouvrages noircis et illisibles, une poignée d’hommes munis de lampes frontales s’est arrêtée sur une invention extraordinaire ; à leurs pieds git le Graal tant recherché : une couverture blanche, cependant trop éloignée de notre position d’observateur extra diégétique pour que l’on puisse en scruter l’éventuel texte ou illustration. Nous n’en saurons pas plus… À l’intérieur du « Livre des livres », le tout et le rien se dévoilent ainsi à chaque double page : l’offre amusée de Mathieu passe par les titres (« Tempête de fables », « Le Moteur du doute », « La Camisole de farce », « L’Horizon alternatif ») autant que par l’illustration ou le texte, qui contiennent de subtiles allusions à Jorge Luis Borges, George Perec, Eugène Ionesco, Philip K. Dick, Lovecraft, René Magritte…ou Hergé.
Dans les pas des expériences oubapiennes (Ouvroir de bande dessinée potentielle), Mathieu évoquait en ces termes son projet : « C’est un exercice délicat, il s’agit de réduire le livre à une idée, un titre, une image, un court texte figurant au dos, afin que chacun puisse s’approprier les ouvrages. Ce sont des invitations au voyage ». Dans le cadre de cet article, l’auteur explique également « En deux mots, le « Livre des livres » est un hommage à plusieurs facettes : un hommage d’abord à toutes ces idées qui sont autant de germes de livres, mais que nous ne pourrons pas développer, soit qu’elles restent naines et précieuses dans leur aspect de graine, soit qu’elles ne bénéficieront pas du temps nécessaire à les développer. Un hommage ensuite aux livres en général, et au livre en particulier, un clin d’Å“il à certaines maisons d’édition… Un hommage enfin aux auteurs, littéraires et de bandes dessinées, qui m’ont enchanté et m’enchantent encore. Voilà ce qu’il faudrait surtout faire passer… « Le Livre des livres » est donc une récréation, mais avec des accents de révérence ! »
N’en disons pas plus : « Le Livre des livres » mérite que l’on tourne ses pages, que l’on se perde dans les méandres, les pistes, les liens et les échos dressés entre l’album et l’ensemble de la Littérature mondiale. Une invitation par le non sens à la lecture, qui fait excellemment sens.
Philippe TOMBLAINE
« Le Livre des livres » par Marc-Antoine Mathieu
Éditions Delcourt (27,95 €) – ISBN : 978-2-4130-0232-1