« Cyparis : le prisonnier de Saint-Pierre » par Lucas Vallerie

Au printemps 1902, d’inquiétantes fumerolles s’échappent du sommet de la Montagne Pelée. Mais le maire de Saint-Pierre et le gouverneur de la Martinique ont plus important à faire : préparer les élections législatives ! Tandis que toute la ville est en émoi, Louis-Auguste Cyparis, condamné au cachot, attend sa libération. Un bien curieux destin commence pour celui qui ne peut deviner que cette cellule étriquée lui sauvera la vie et transformera son calvaire en légende…

Animateur 2D-3D à Bruxelles, Lucas Vallerie a grandi en Martinique, somptueuse « Île aux fleurs » où il rencontra sa femme. En mars 2013, reparti en vacances sur place, l’auteur fait l’ascension de la Montagne Pelée et a alors l’idée de raconter l’éruption cataclysmique survenue en 1902. Sur son blog (http://lilealulu.blogspot.com/2013/10/le-point.html), Vallerie s’amusera du reste à raconter sous forme de bande dessinée la naissance de ce projet devenu obsessionnel.

La côte nord-ouest de la Martinique et son rythme de vie (planches 1 et 3 - La Boîte à bulles, 2017)

Tirant son nom tant de son aspect dénudé que de la déesse du feu vénérée par les Indiens Caraïbes, la Montagne Pelée culmine au nord-ouest de la Martinique, à 1 397 mètres. À ses pieds, installée en bordure de la Mer des Caraïbes, la rade de Saint-Pierre constituait – depuis l’installation d’une colonie en 1635 – un excellent lieu de mouillage. S’étant enrichie et modernisée grâce à l’industrie sucrière et au commerce des esclaves, la ville attire les navires du monde entier. Surnommée le « Petit Paris », la « Perle des Antilles » ou encore la « Venise tropicale », Saint-Pierre est alors le chef-lieu, mais aussi la capitale économique et culturelle de toutes les Antilles. En 1900, la ville compte 26 000 habitants et rassemble les plus belles infrastructures : réseau d’éclairage électrique, tramway hippomobile, hôpitaux et asiles, églises et villas, nombreux édifices publics, jardin botanique et théâtre de 800 places. Située dans une zone soumise aux risques naturels, la Martinique garde en mémoire tant le tremblement de terre de 1839 (Fort-de-France est détruite à 50 %) que le cyclone de septembre 1872. Entre février et avril 1902, toutefois, seules les élections législatives semblent préoccuper les autorités : ni les premiers nuages de cendres ni les fortes odeurs de soufre venues imprégner les rues de Saint-Pierre et les 10 kilomètres aux alentours ne décideront le maire Rodolphe Fouché à déclarer l’état d’urgence et la mise à l’abri des populations…

Saint-Pierre en 1900

Planche 9 (La Boîte à bulles, 2017)

Dans cet épais one-shot de 260 pages, Lucas Vallerie prend le temps d’exposer le cadre de vie et les mœurs des Pierrotins, dans un but ouvertement critique : élites bourgeoises, employés dans l’industrie sucrière, scientifiques, marins, touristes, prostituées, policiers ou donc prisonniers, toutes et tous seront cyniquement sacrifiés par une administration coupable, tiraillée politiquement entre les partisans des békés (créoles blancs descendants de premiers colons) ou des mulâtres (créoles aux origines métissées). Cette profondeur du traitement scénaristique s’accorde à un graphisme qui sait aussi bien récréer les ambiances exotiques martiniquaises que ses nombreuses parts d’ombres. Du 5 au 8 mai, la tension est à son comble : des coulées boueuses (lahars) et l’invasion des rues par de nombreux insectes et serpents venimeux – pressentant le désastre à venir – provoquent les premières victimes humaines et animales. Enfin, le 8 mai, à 7h52, le volcan explose : une nuée ardente déferle à plus de 500 km/h et rase la ville en une minute, incendiant la plupart des navires encrés dans la rade. Le trois-mâts Belem échappera de peu à la colère du volcan (on pourra lire à ce sujet l’album « Belem T2 : Enfer en Martinique », réalisé par Jean-Yves Delitte en 2008 ; voir aussi ces planches dessinées par Patrice Pellerin en 1983 : http://www.une-saison-en-guyane.com/extras/bd/bd-1902-leruption-de-la-montagne-pelee) tandis que les rares secours sont bloqués par l’étouffante chaleur jusqu’au soir… Jusqu’en 1903, une soixantaine d’autres nuées ardentes suivront, dont celle du 30 août qui fera 1 400 morts dans les communes avoisinantes. L’émoi international permettra d’ouvrir une souscription destinée à venir en assistance aux victimes et survivants, Fort-de-France devenant désormais la nouvelle capitale de l’île.

Après l'éruption...

La rue Victor Hugo avant et après l'explosion.

Panorama des ruines de Saint-Pierre

5e cliché d’une série de six de la nuée ardente du 16 décembre 1902 par Angelo Heilprin

Comme le souligne le visuel de couverture, entre noirceur dévastatrice et ambiances orageuses, un prisonnier nommé Louis-Auguste Cyparis fut miraculeusement l’un des seuls à échapper à l’enfer. Connu pour son alcoolisme et son fort tempérament, cet ouvrier agricole de 27 ans avait été enfermé dans le cachot de la prison pour avoir participé à une rixe meurtrière dans un bar. Sa geôle, aux murs très épais, ne possédait qu’une étroite ouverture sur sa façade opposée au volcan. Bien qu’horriblement brûlé, Cyparis en est extrait le 11 mai. Ayant survécu, il est gracié et devient célèbre sous l’appellation « l’homme qui a vécu le jour du Jugement Dernier ». Associé à la tournée américaine du grand cirque Barnum and Bailey’s, il sera le premier noir célèbre dans le monde du spectacle aux États-Unis avant que l’alcool et la malaria ne l’emportent définitivement en 1929.

Lucas Vallerie : " Pour la couverture (qui a vendu le projet !), je suis parti de 2 photos dont celle de Cyparis. C'est la plus connue de lui, de dos avec ses brûlures qui me rappelaient curieusement le nuage volcanique ; et puis Saint-Pierre, dominée par la Montagne Pelée en éruption. "

Lucas Vallerie : " On a donc sur la couverture le triangle des personnages : Cyparis le miraculé, la Montagne tueuse et Saint-Pierre, la ville condamnée. Tout le monde est là ! "

Lucas Vallerie : " Au début, j'avais tout mis en couleurs mais je ne trouvais pas ça assez efficace; j'ai passé la ville et la Montagne en niveaux de gris, pour rappeler les cendres et un fond rouge pour la colère du volcan (et puis le rouge, ça appelle l’œil !). Elle est restée longtemps à l'avant-dernier stade avec le Cyparis en jaune et le cadre autour, et puis mon éditeur à pris quelqu'un pour retravailler la typo, j'ai remis le sous-titre en jaune, agrandi les bords et viré le cadre, pleine page rouge et zou, c'est parti ! "

Lucas Vallerie : " Ce qu'il faut savoir aussi, c'est que la couverture a été réalisée au pinceau quand je pensais faire toute la BD comme ça ; alors que, finalement, je suis passé à la plume ! "

À la fois livre d’aventure, carnet de voyage, récit de vie et bd reportage, « Cyparis : le prisonnier de Saint-Pierre » est un album incontournable. Il permettra notamment de redécouvrir et de mieux comprendre une éruption qui demeure tout à la fois comme la plus meurtrière du XXe siècle et la référence fondamentale de la volcanologie moderne.

Philippe TOMBLAINE

« Cyparis : le prisonnier de Saint-Pierre » par Lucas Vallerie
Éditions La Boîte à Bulles (32,00 €) – ISBN : 978-2849532782

Galerie

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